Annah
,Camille en reste bouche bée, elle s’appuie sur la corniche et finalement s’assoie sur le banc tiède, chauffé par le soleil de mai. Les traits d’Annah lui reviennent à l’esprit, maintenant elle la voit, ses lèvres fines, sa grande taille, sa franchise farouche lorsqu’elle est sur l’eau, ses cheveux tellement longs, elle faisait des études de chimie. Camille se souvient : « C’est vrai qu’elle te ressemble… physiquement je veux dire… toi… je ne te connais plus ». Elle est chamboulée, elle se rappelle. Elles avaient beaucoup parlé un soir de sa peur, sa peur de la nuit, elle la comprenait, un truc irrationnel et indomptable, la peur de la nuit sur l’eau. Les deux savaient certainement d’où venaient leurs peurs mais elles avaient eu la pudeur de ne pas s’en parler, pas tout de suite. A la fin du premier stage, Camille était épuisée mais elle se sentait plus forte. Pour la prochaine session, Annah avait choisi de partager les quarts de nuit avec Camille, elle se sentait proche d’elle. L’une et l’autre portaient un mystère qui n’avait pas été dit, quelque chose n’avait pas été partagé. A la faveur de la nuit, finalement, Camille lui avait confié la mort récente de son mari, la vie à réinventer, elle avait remercié Annah pour sa discrétion, parce que jusqu’alors, elle n’avait posé aucune question. Annah l’avait écouté et soudainement elle avait disparu dans le cockpit, elle était réapparue avec une bouteille de vieux Rhum : « On boit un coup, à la santé des gens qui partent sans prévenir ». Camille avait adoré sa capacité à couper court, il n’était pas nécessaire d’en dire plus, elle le savait. Plus tard, Annah c’était confiée elle aussi. Elle lui avait raconté l’abandon de sa mère. Camille n’arrivait pas à comprendre, Annah avait accepté qu’elle ne comprendrait jamais. Sa mère était partie, du jour au lendemain, elle n’avait jamais donné de nouvelle, elle avait littéralement disparu. Annah n’avait que 10 ans, sa sœur 8. C’est cela qui avait fasciné Camille : la capacité de cette jeune fille, à accepter sans amertume. Elle avait accepté que sa mère ait pris un autre chemin, une autre vérité que celle qu’elle avait fondé dans sa famille. Elle avait certainement dû souffrir, mais cette fille-là avait pansé ces blessures par la force de son empathie.
Annah lui avait parlé de son père, lorsque sa mère était partie, ils avaient quitté Paris et s’étaient installés en Bretagne. Au bout de quelques années, son père avait mué, ils étaient partis trois ans en voyage en Amérique latine. Elle avait ri : « pas d’école, pas une minute d’école ! » Son père avait mis du temps à comprendre qu’il souffrait, il s’était reconstruit, pour elles. Camille se souvient des mots d’Annah précisément. Notre père c’est métamorphosé pour nous, il a été un père et une mère, en un seul. Il était toujours là, notre mère ne nous a pas manqué, c’est un pilier.
Camille est bouleversée maintenant, elle reprend « Ta fille… c’est… fou. C’est une très belle personne. Elle m’a parlé de toi… de sa mère… je suis désolée… on a beaucoup parlé ensemble. C’est une des personnes qui m’a vraiment aidé. Elle a une sœur, je ne sais plus son nom, elle fait quoi ?» Il est heureux qu’elle oriente la discussion ailleurs : « C’est Cassandre, elle a 22 ans, elle commence son internat de médecine ». Ils demeurent silencieux un long moment. Il se souvient maintenant parfaitement de ce retour de stage. Comme d’habitude Annah était revenue épuisée mais heureuse, elle lui avait raconté par le menu toutes les péripéties de leurs navigations, elle apprenait toujours. A chaque fois, elle lui détaillait des allures, des réglages, des choses qu’elle avait testés. Ils avaient cette connexion exceptionnelle. La mer. Elle avait toutes les petites anecdotes nécessaires pour rendre ses aventures exaltantes. Et elle lui avait raconté sa rencontre avec cette nana extraordinaire, qui connaissait des poésies par cœur pour occuper les nuits. Elle lui avait raconté la mort de son mari, cette femme qui avait gardé cette foi sauvage dans la vie. Elle avait conclu son récit en disant si tu l’avais rencontré tu serais tombé amoureux c’est sûr, et ils avaient ri en buvant la fin de la bouteille de vieux rhum qu’elle avait rapportée.
Ils se sont remis en mouvement, ils ont largement dépassé Malmousque et le vent commence à fraichir un peu. Ils quittent le bord de mer, abandonnant la plage des Catalans à son obscurité, ils se rapprochent du vieux port en longeant le palais du Pharo, maintenant ils sont chacun dans leurs souvenirs. Ils sont un peu embarrassés d’en savoir plus sur l’autre qu’il ne faudrait, et suffisamment, pour vouloir en savoir encore un peu plus. Elle est tout à fait ailleurs, sans même s’en rendre compte elle a accéléré son pas, avec son vélo qu’elle tient par le guidon. Finalement, alors qu’ils arrivent sur le port et que le trottoir se fait plus large pour parler, il reprend : « Annah aussi m’avait parlé de toi à son retour, je m’en souviens très bien, tu l’avais impressionnée, tu récitais des poésies, elle t’admirait. Ça me fait bizarre qu’elle t’ait parlé de sa mère. » Il parle presque pour lui, il semble avoir du mal à articuler, comme s’il se réveillait pour la première fois : « Je n’ai rien vu venir rien. J’ai eu beau y repenser, je n’ai jamais compris. Je crois qu’il n’y avait rien à comprendre. J’ai cru qu’elle avait rencontré quelqu’un, en fait je crois que non. Je ne sais pas. Elle est partie sans les filles, c’est ça qui est fou, libre comme ça. Sans les filles. » « Un an plus tard, » sa voix est différente maintenant, elle est très distincte. « J’ai reçu les papiers pour le divorce, d’un avocat Parisien. Tout était prêt, j’ai signé les papiers et je n’ai plus jamais entendu parler d’elle. » Maintenant il parle pour lui-même « J’étais anesthésié ». « Sans les filles je me serais perdu. »
Elle s’arrête, le regarde, ses yeux ne disent rien. Il pense, Tu me regardes avec des yeux pleins de pitié, il est las, il en a trop dit. Elle sait qu’il regrette déjà. Parfois quand les gens apprennent son deuil, ils partagent avec elle le leur, c’est ce qui c’était passé avec Annah. Elle ne s’y est pas habituée, cela la surprend toujours, comme un cadeau inattendu, une brèche qui en ouvre une autre. Elle ne dit rien car elle sait que le silence est beau.
Ils sont arrivés au local, elle cherche sa clef. Il prend son vélo, elle le remercie d’un sourire. Elle fouille dans son sac, elle finit par vider son contenu dans le panier de son vélo, trouve la clef et se dirige vers la porte. On ne regarde pas dans le sac des dames, cette pensée lui traverse l’esprit et cela le fait sourire. Il distingue en vrac dans le panier un petit enregistreur zoom étanche, un gros sac en plastique avec des herbes sèches ? Une paire de lunette de soleil, une manille, plusieurs petits blocs notes de couleur, elle réapparait avec la petite valisette et une caisse de bonbonnes. Il croit au père Noel. Il est soulagé. Elle referme le local et glisse la clef dans sa poche.
Il lui demande si elle deale de l’herbe en louchant sur son sac. Elle rit, « oui bien sûr, il faut bien que je gagne ma croute ! Tu en veux ? C’est de la bonne, si tu fumes ça seul tu vas grimper au mât ! » elle rit franchement, le regarde, reprend « C’est de la mélisse, j’en cultive dans mon jardin, je n’aime pas ça mais Paul adore, j’ai oublié de la lui donner. » En prenant la caisse de bonbonne de gaz, il lui demande où est son bateau, elle lui montre le quai, à côté, il le parcourt du regard, et reconnait le petit quick, il reconnaitrait ce bateau parmi 1000 il adore ces petit habitables, lestes et véloces. Parce qu’il ne peut s’en empêcher, il scrute les amarres soigneusement lovées, le gréement visiblement entretenu avec soin, les voiles parfaitement ferlées : tout est beau, le petit quick est magnifique, ça le démange de le visiter mais il n’ose pas demander. Elle lui demande : « Tu es où toi ? » Il lui montre la droite et dit : « Juste là ! Derrière la capitainerie. On est voisins ! Viens boire une mélisse avec moi, pour tester le réchaud ». Elle trouve ça gros comme excuse, mais elle n’a pas envie de le quitter là non plus, alors elle acquiesce. Elle pense un verre à la santé de ceux qui partent du jour au lendemain. Sa fille lui ressemble beaucoup, elle la revoit dans sa manière à lui d’être incorrect. Elle aime ça. Il est content.
Elle lui raconte qu’elle n’a pas que de la mélisse dans son sac, de la verveine, de l’anis en graines, un peu de thym et quelques tiges de verveine. Lui, il se fait des tisanes avec des écorces d’orange séchées et de la cannelle. Elle lui dit qu’elle va garer son vélo là, tandis qu’elle reprend ses clefs et qu’il retient son guidoncomme il peut, entravé par la caisse qu'il a coincé contre sa taille, leurs bras se frôlent, elle en est surprise : L’effet de sa peau sur elle.
Le bateau est magnifique, il fait plus de 10 mètres ! Il détend son amarre d'un appui du pied et monte dessus d’un pas vif. Tandis qu’il dépose la valisette, elle le regarde évoluer comme un danseur elle a l’impression que chacun de ses gestes fait l’économie de tout superflu. Il est dans son élément sur l’eau. Elle le rejoint. Il entre dans l’habitacle, cale le réchaud de ses grandes mains, rempli sa casserole en ouvrant l’eau à l’aide de son coude, tout en attrapant 2 tasses. Elle reste à l’extérieur et passe juste une tête dans la cabine. Elle est hypnotisée par ses mouvements, il y a quelque chose de si particulier, ses mains… elles sont vives et précises sans le moindre mouvement inutile. C’est attirant et gênant à la fois, cette sensation charnelle que cet homme créé en elle. Sans à peine bouger, ses mains saisissent et attrapent les objets avec l’assurance de les trouver là où ils sont : il frotte une tige de verveine et effrite un brin de thym au-dessus de la casserole. Elle lui demande : « Je peux faire le tour ? » Il lui sourit : « oui bien sûr ! » Elle s’éloigne et inspire longuement, s’approche de la proue, le bateau lui plait, il est fin, c’est un bateau de régate, elle se demande si elle serait capable de naviguer seule dessus. Sans doute pas. Il a fixé une attache singulière sur son mat, elle n’en a jamais vue de pareille. Lorsqu’elle retourne vers l’habitacle, il est en train de servir deux mugs. Les yeux de Camille détaillent l’intérieur. Il se tourne vers elle « Tu as des enfants ? Tu veux du sucre ?» Elle sourit franchement, elle à 3 fils, ils sont étudiants, pour le moment 2 à l’étranger le plus grand à Paris. Ils se retrouvent cet été dans le Lubéron quelques semaines ensemble, elle trouve cela inespéré, elle est impatiente de les retrouver tous les 3. Maman canard et ses canetons, c’est une image qui traverse la tête de François, cette femme-là, ses fils la suivraient n’importe où, c’est sûr. Il est surpris que cette pensée surgisse dans son esprit. Il lui tend un mug qui sent le sud, lui sourit en levant son verre. Sa tasse fume et couvre ses lunettes de buée tandis qu’il la porte à ses lèvres, la tenant enserrée de ses deux grandes mains.
« Et toi, elles sont où tes filles ? » Les deux sont à Paris. Elle est émue par la fierté dans sa voix quand il parle d’elles, il n’est pas particulièrement fier de l’éducation qu’il leur a donnée, non, il est simplement heureux pour elles, c’est très sincère et très beau. Quand ces filles viennent à Brest ils passent leur temps sur l’eau, c’est leur élément, c’est là qu’ils se retrouvent. Il les trouve fortes. «Parfois je les regarde et elles me fascinent ». Il se surprend lui-même d’avoir dit cela à voix haute. Ce soir l’air a une vibration spéciale.
Tandis qu’elle le regarde, elle pense : lorsqu’il parle d’elles, ses yeux sont le reflet de son âme, sans filtre. Et comme elle le dévisage un peu dans la nuit, elle espère qu’à travers l’obscurité il ne distingue pas son visage. Il lui raconte qu’après son périple, il laissera le bateau juste après Gibraltar, à Cadix pour Annah. Elle part avec des amis, ils remonteront le bateau jusqu’en Bretagne. Il est excité à l’idée de longer l’Espagne, il compte faire une escale à Figueras puis à Carthagène quelques jours.
Tandis qu’il lui raconte son projet, elle s’aventure dans la cabine dont il est sorti , elle explore son installation, l’aménagement du cockpit : tout est organisé mais ce n’est pas rangé. C’est son bateau en fait. Quand il a parlé de son itinéraire et de ce qu’il allait faire pendant la conférence, elle avait pensé qu’il avait loué un bateau. Il y a deux cabines à l’arrière, une pleine de caisses et de flotteurs, sans doute les boites pour les relevés, l’autre est fermée. Devant vers la cabine double il y a une porte, sans doute une salle de bain. C’est moderne mais avec du charme. Dans le carré il y a des coussins à carreaux, des fruits dans des filets, il est amusé de voir son regard courir sur ces étagères. Baudelaire, des biographies, des recueils de lettres, Alexandro Barrico, soie, Océan-mer, sans vraiment s’en rendre compte, elle dit : « c’est mon livre préféré ». Il marque une pause : « Moi aussi… le rythme de ce bouquin, comme sur l’eau... » Il la regarde, elle pense : comme s’il me lisait. Elle pense à la fin du livre, torride et si sensuelle. Cette connivence si évidente la perturbe, elle ne doit pas rester là, elle doit partir maintenant. Elle se redresse, ses yeux s’arrêtent sur une ligne : « tu pêches ? » Trop vite, précipitée, elle se cogne sur le bas de la canne et la ligne semble claquer comme si elle avait été tendue sur un arc, ça brule. Il se précipite « Ne bouge pas » Elle a l’impression d’être pataude, énorme « Pardon, je n’ai pas vu, je suis désolée », « non c’est moi, merde, elle était mal fixée », elle est livide, « Attend tu t’es coupée » Elle retient sa main : « Ce n’est rien », Mais il insiste, « Non l’hameçon est vieux, il faut désinfecter ». Il la fait assoir en appuyant sur ses épaules, ce n’est pas brutal, mais c’est un geste ferme, inéluctable. Il ouvre sa table à carte, il a des compresses et de l’alcool, une boite de pansements. Camille pense en boucle « quelle conne mais quelle conne, mais quelle conne » son cœur palpite. Il passe la compresse sur sa plaie, elle a besoin d’air, il est précis, elle transpire, il se penche sur sa main, il est myope, ses lunettes et son souffle, il s’attarde sur sa plaie, elle sent son cœur qui s’emballe, il prend une autre compresse. Il est confus : « Je suis désolé j’aurais dû la ranger quand tu es entrée ».
Finalement, il prend une dernière compresse, son pull déboutonné, et lui nettoie la main, sa barbe naissante désordonnée : « c’est propre », il la panse. Il rit : « tu es toute blanche, ça va ? ». -Je vais tomber dans les pommes- elle veut se lever et elle s’affale. Elle n’a rien mangé depuis le déjeuner, juste grapillé trois trucs à la soirée. Personne n’a touché sa main comme ça, elle voudrait le toucher, elle ne sait pas si c’est la fatigue, ou son regard, mais elle doit partir, vite.
C’est surprenant comme il ne s’inquiète pas, il relève un peu ses jambes, l’allonge. Il ne la quitte pas des yeux, et en même temps, il attrape une boite à côté de la table à carte et sort un morceau de sucre, avec son autre main, il prend une bouteille d’alcool et l’ouvre avec les dents. Il verse quelques gouttes d’alcool de menthe sur le sucre et le glisse dans sa bouche, puis un autre avec un peu plus d’alcool. Il la guette, au bout de quelques minutes, doucement, comme il le ferait avec un objet très fragile, il la soutient dans ses bras pour l’amener dehors, pour qu’elle respire l’air frais. Prudemment, il l’assoit sur la banquette du cockpit, elle se lève et tout en s’agrippant aux haubans, elle se laisse glisser sur le ponton. Il l’a précédée et s’assure qu’elle ne glisse pas en atterrissant sur le quai. Le vent la réveille. Elle se décale légèrement de lui, chancelante. Elle prend une grande respiration, elle regarde son pansement, elle sourit. « Merci » et parce que la situation lui semble absurde, qu’elle est trop près de lui, elle ajoute « Je n’ai pas encore eu le tétanos ». Elle se redresse, elle est tendue. Il pense elle fuit. Elle dit, un peu trop fort puisqu’ils sont seuls : « je rentre, je te laisse dormir ! Je te ferais un procès pour la blessure ! ». Elle veut se diriger vers son vélo mais son corps est mou. Il la rattrape : « je te ramène ». Il insiste, il a peur qu’elle refuse, elle est très blanche, elle va retomber. Elle est ailleurs. Jacques...
Ils marchent doucement, son bateau n’est pas loin, il pousse son vélo, ils sont silencieux. Elle se rattache à quelque chose de concret : « Tu pêches quoi avec ton hameçon ? » Il rit, « des Sardines ! Non pas grand-chose en fait, je ne pêche que si je m’ennuie quand je pars longtemps, je suis nul en poisson » Elle le relance : « tu ne travailles plus du tout ? ». « Non presque ! » Il a arrêté de travailler, maintenant il est à fond dans ce projet et d’autres trucs. Il adore partir en mer pour installer les boitiers de relevé. Il a hâte de passer à la phase d’analyse : « tu as vu la démonstration tout à l’heure, c’est basique en fait mais ça pourrait changer beaucoup de choses… ». Maintenant elle se souvient de son intelligence foudroyante. Il était clair, précis, il sait donner envie d’en savoir plus, c’est comme s’il racontait une histoire. Ils sont arrivés. Elle a repris des couleurs, il n’a pas envie de la laisser, pas encore. « Pourquoi étais-tu là cette après-midi ? ». Il tient son vélo, il la regarde, curieux, interrogatif. Elle n’est pas sure qu’il comprenne, maintenant elle est assez confuse avec son corps près d’elle comme ça sur le quai, il est si grand. Il tient le guidon avec une seule main et son autre main, est là dans l’air devant elle. Elle a chaud et froid, elle a mal à la main, elle frotte son bras, elle s’est faite mal en s’écroulant. Elle aura un bleu c’est sûr. Mais il attend, il la regarde et ses yeux un peu myopes sont fixés sur elle. Elle, elle pense qu’elle aimerait toucher sa joue. Cette pensée…, elle en a conscience, c’est inopportun. Parce qu’il y a un petit début de barbe qui l’attire, c’est un peu gris et ce doit être doux, ou piquant. Depuis combien de temps je le regarde comme ça ? Le temps est en pause. Il y a dans cet instant une tension qui lui rappelle une partie de son émission de radio : Le mouvement de l’eau en suspens, avant qu’il ne reparte.
Simplement, sans faire l’effort de vouloir être comprise, elle lui raconte, elle lui parle de la radio, de ses essais. Il l’écoute et elle parle, des sons, du ressac et du sable, elle voulait être sure, elle voulait entendre parler des courants, avec un œil scientifique, plus analytique que le sien, elle suivait de loin sur internet le travail de cet organisme. Finalement, elle est venue un peu par hasard à cette conférence, pour compléter, ou pour vérifier si elle ne ratait pas quelque chose. Maintenant elle a l’impression de parler comme si elle était saoule Il doit penser que je suis folle. Il est surpris par ses mots, il n’y a pas de verbe et il manque la fin ou le début des phrases mais il comprend parfaitement ce qu’elle est en train de lui dire. Il voudrait rester avec elle encore et lui poser mille questions, mais tout son corps est en butée, elle essaie de maintenir une distance physique et elle semble avoir du mal sur le ponton étroit. A nouveau elle est pale et il pense qu’elle doit s’allonger vite, il craint qu’elle ne retombe.
Il passe le vélo dans son autre main, il regarde son bateau, et d’un geste inattendu, avec sa grande main, il saisit la sienne, comme pour s’assurer que le bandage et bien mis. Il ne la lâche pas, Ça ira ? Tu vérifieras quand même si ça ne gonfle pas. « Montre là à un médecin si ça te fait mal, l’hameçon était vieux ». Il lâche sa main bien plus doucement qu’il ne la prise. Sa voix a baissé, subtilement, sa voix s’est faite plus douce, il n’a pas dû s’en rendre compte. Il lui propose d’attacher son vélo, elle dit oui, car sa main lui fait mal. Elle le regarde faire. Il sait maintenant qu’il doit partir, Il s’approche un peu, et doucement, il l’embrasse sur le bas de la joue, comme s’il allait glisser dans son cou. C’est comme une erreur, mais ce n’est pas sûr que c’en soit une. Camille frôle sa joue, avec sa main valide, c’est piquant et doux, elle va tomber. C’est violemment sensuel. Ses jambes flagellent et elle grimpe sur son bateau, elle lui fait un signe, vague et brouillon et s’engouffre dans son cockpit.
Alors qu’il marche pour rejoindre son bateau, François pense à ce qu’elle lui a dit sur son émission de radio, Il sait que c’est grâce à la voile que la connexion est née. Le silence de la mer rend attentif à tous les sons. Il n’a jamais écouté ce type d’émission. Quand elle a commencé à lui raconter, il a pensé aux documentaires animaliers, mais plus elle lui a détaillé sa démarche plus elle l’a conquis, il n’a pas osé lui demander sur quelle radio c’était diffusé, il repense à ses mots quand il lui a demandé si c’était son métier : elle jardine aussi. Il sourit tranquillement à la nuit en longeant le Club jusqu’à son ponton d’accueil

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