Je ne l'ai jamais apprécié

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Je ne l’ai jamais apprécié. Son faux sourire, son visage ingrat, sa manie agaçante de toujours, toujours vouloir pousser les autres à bout… Insupportable, tout simplement.

Certes, j’ai appris beaucoup à ses côtés. Certes, il n’est peut-être pas aussi vide derrière les faux-semblants. Certes, il a été une épaule agréable sur laquelle s’appuyer quand tout semblait perdu.

Quand tout semble perdu.

Un peu comme actuellement, alors qu’une faucheuse semble prendre un malin plaisir à me narguer de derrière l’arbre là-bas, de l’autre côté de ce terrain boueux et embrumé. J’aimerais proposer une pause pour trouver un terrain un peu plus adapté à nos activités moins que ludiques, mais je doute que ceux qui veulent à tout prix être nos ennemis m’écoutent bien gentiment sans d’abord me voler le souffle. Et sans souffle, comme faire une quelconque proposition ?

Lui n’est pas si loin, même si son épaule l’est bien trop pour pouvoir servir d’appui au sens littéral. Je le connais assez pour voir la panique dans son regard assuré alors même qu’il prend des vies quand il s’était promis de ne plus s’adonner à ce passe-temps discutable.

Ah, oui, car ce n’est pas quelqu’un de bien. Il ne l’a jamais été, et l’assume complètement. C’est assez agaçant comme il peut marcher dans le monde sans rien regretter, alors même que la moindre seconde de sa vie mériterait tous les remords.

Nous sommes les seuls restant, et déjà on peut ressentir cette tension faible dans l’air. Le poids de nos erreurs tombant sur nos épaules. Mon corps s’affaiblit de secondes en secondes. Le simple fait que je sois capable de voir cette maudite faucheuse – est-ce que c’est un sourire qu’elle me fait là ? – montre que s’en est bientôt fini de moi. Lui-même a les jambes qui tremblent sous son poids et la rapidité de ses mouvements s’effiloche.

Quand nos yeux se croisent, je sais qu’il le sait autant que moi.

Le Temps va mourir, là entre nos mains.

Pas que nous puissions y faire beaucoup. Le Temps meurt un jour ou l’autre, comme tout le reste en ce monde, car même les êtres éternels ne sont pas immortels. Si cela n’est pas de nos erreurs, ça le sera de celles d’un autre.

Toujours est-il que le Temps va mourir. Ce sera la fin de cette vie, un trait tiré sur toutes les suivantes. La fin de tout. Pas très réjouissant, donc. De quoi bien y réfléchir à deux fois quand chacun de nos gestes influence l’avenir très proche – le seul avenir qu’il nous reste, en somme. C'est pourquoi j'ai décidé de n'en faire aucun. Il m'a toujours reproché d'être amorphe dans la vie. Hé bien je le serai jusqu'à la mort, tant pis.

Du coin de l’œil, je le vois enchaîner les mouvements fluides, gardant l’arme de son assaillant à une portée raisonnablement élevée pour sa survie. Personnellement, comme le couard inexpérimenté que je suis, je préfère de loin la sûreté d’une cachette inutile à un dernier combat glorieux mais tout aussi vain.

De nous deux, il a toujours été celui qui avait le plus envie de vivre. Cela me faisait toujours grincer des dents, cette justification stupide pour chacun de ses actes répréhensibles selon laquelle vivre devrait passer au-dessus de tout. Cela m’énervait. Ou peut-être que je le jalousais pour avoir une telle force à aller de l’avant ? … Comme si cela avait de l’importance ! On est littéralement à la fin des temps !

Nos camarades, eux, ont la chance inespérée de s’être déjà assoupis. Ils n’ont pas – ou plus – à subir les pensées intrusives de leurs derniers instants. Ils n’ont pas à subir la réalisation cocasse que le défilement de la vie devant les yeux du condamné est une réalité très mensongère et décevante. Ils n’ont pas à subir la remise en question d’une relation qui semblait gravée dans le marbre comme aussi inexistante que les licornes zébrées. Leurs âmes semblent avoir le droit à un dernier instant de repos en paix avant de ne disparaître dans le néant – seule chose qui puisse subsister après la mort du Temps.

Un bourdonnement sourd retentit à mes oreilles avec le fracas des lames, des coups de feux et des bottes foulant la mélasse au sol. Un court instant, ma vision se trouble et dérive, et je fixe ma main se ralentir dans son mouvement désespéré et inutile que je ne me souviens pas avoir voulu. Quand je reprends pleinement mes esprits, je remarque facilement que je n’ai pas été le seul affecté par cet affaiblissement tangible du Temps. Lui en a profité pour désarmer et offrir un repos immérité à notre dernier ennemi encore debout.

Alors qu’un autre affaiblissement se fait sentir, mon cœur bat fort dans mes tempes. Je le vois tout lâcher dans un halètement de fatigue pour se retourner vers moi.

Et il me sourit.

Je hausse un sourcil méprisant en réponse, comme toujours.

Mais, cette fois-ci, je ne peux m’empêcher de me demander : est-ce que ma réaction le blesse ? Alors je croise correctement ses yeux. Ils n’ont pas l’air blessés. Ils ont l’air remplit d’un bonheur absurde en cet instant. Mais aussi remplis d’une promesse. J’entends presque sa voix agaçante me le dire à l'oreille.

« Je t’emmerderai même dans le néant, tu verras. »

Cela me donne presque envie de lui sourire en réponse. Je ne sais pas si je lui souris vraiment. Si je le veux. Si j’en ai le temps.

Je ne l’ai jamais apprécié. Ou peut-être que je ne me suis jamais laissé l’apprécier. Je ne le saurai jamais, et je n’y penserai plus. Mais alors qu’une ombre – certainement celle de la faucheuse – passe sur l’ironique vision à la fois de son visage plein d’une victoire futile et à la fois de mes derniers instants, une ultime pensée atteint mon esprit engourdi.

Et si… ?

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