24 décembre 1860

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A mon très ingrat de frère,

Aurais-tu oublié tes manières, bon sang ! Je me languis de tes réponses qui n’arrivent jamais. L’Inde n’est pourtant pas si éloignée, mais de toute évidence, il faut croire que si. Le civisme de la capitale te fait défaut visiblement… Mère attendait de toi ne serait-ce qu’un infime signe de vie en cette période de Noël. Les mots me manqueraient pour décrire sa déception. Bientôt, il faudra l’empêcher d’embarquer clandestinement sur un navire de fret pour te rejoindre…

Ton insolence m’aura couté une journée de ma vie, puisque j’ai dû emmener mère et notre petite Thérèse en promenade pour chasser leurs pensées mélancoliques. Paris sous la neige au mois précédant la Saint Sylvestre est devenu un spectacle d’une banale habitude qui ne m’émerveille plus, contrairement à beaucoup d’autres. L’on a l’impression de se faire dévorer par nos vêtements en cette saison où les écharpes montent si haut sur les visages... Les enfants s’accordent le privilège de faire de la luge dans les rues, les parents de ces derniers les surveillent d’un regard distrait en sirotant un grog fumant, attablés aux terrasses des cafés, et quelques malheureux pigeons s’agglutinent sur les branches d’arbres morts, se soulageant sur d’infortunés passants.

Mais peut-être es-tu curieux de savoir ce qu’il est advenu après mon étrange découverte d’il y a quelques soirs passés ? – je ne comprends que trop bien que le récit monacale des courses de Noël ne t’intéresse point, et je confesse avec un certain embarras que ce mystère est de loin la chose la plus palpitante qui me soit arrivée ces derniers jours ! Donc concernant cette découverte, justement j’y viens.

Je me suis convaincu avec le temps que j’avais sans doute rêvé ce que j’avais vu, et à force de persuasion, cette histoire a fini par déserter mon esprit. Après avoir abandonné mère et Thérèse dans un de ces grands magasins de vêtements à plusieurs étages dont Paris a le secret, je me suis mis à flâner de rue en rue, sans but distinct. La foule autour de moi riait fort, me bousculait, discutait gaiement... Au milieu de cette valse incessante, et sans que je ne sois tout à fait conscient de mes actes, mes pieds m’ont guidé dans une contre allée sinueuse et sombre qui ne semblait porter aucun nom. La lueur vacillante d’une lampe à pétrole a pourtant suffisamment capté mon attention pour que je lève les yeux, et soudain il était là !

Un commerce. Le commerce, devrais-je dire, avec sa peinture toujours aussi dégoulinante et son enseigne qui annonçait avec malice « Au magasin des suicides ». Je ne saurais te décrire quelle a été cette explosion d’émotions contradictoires qui m’a submergé à cet instant précis. Aussi enivré que je l’avais été ce soir-là, je n’étais donc pas fou ! Quel soulagement mon frère… Mais je n’en demeurais pas moins intrigué par cette bâtisse. Je me tenais là, paralysé d’excitation et d’appréhension, sans trop savoir quoi faire. Fallait-il entrer, fuir, faire comme si de rien n’était ?

Un regard autour de moi m’a confirmé que j’étais seul au milieu de cette petite rue dont personne n’avait l’air d’en soupçonner l’existence, et c’est bien ce détail qui m’a fait sourciller. La calèche que j’avais empruntée l’autre soir n’avait en aucun cas pu s’insinuer dans cette allée, bien trop étroite pour laisser passer un attelage. En ce cas, comment était-ce possible ? Y aurait-il plusieurs enseignes de la sorte dans Paris ? Sinon, par quel miracle le commerce aurait-il était capable de changer d’emplacement ? C’est une impression bien cruelle que de se sentir perdre la raison, alors justement que je croyais avoir écarté la folie qui me taraudait…

Et quelle étrange endroit mon frère ! Si seulement tu l’avais vu… Ni fenêtre, ni porte, ni rien. Uniquement une façade de bois miteux soutenant un toit en pente, avec cet écriteau qui se balançait dans le vide. J’aurais presque été soulagé de voir surgir quelques fantômes ou esprits malins que ce soit, comme dans ce conte de Noël dickensien dont mère est si friande. Au moins, cela m’aurait conforté dans l’idée que rien de tout cela n’était réel… Comprends-moi bien, cela ne pouvait être réel ! Et pourtant j’étais bien là, et le magasin était bien là, lui aussi. Au paroxysme de la confusion, je me suis contenté de rebrousser chemin pour regagner la grand-rue grouillante de monde. J’ai passé le reste de la journée à guetter par-dessus mon épaule un quelconque danger qui aurait été sur le point de m’assaillir, mais tout ce que je discernais, c’était le souvenir de l’ombre menaçante du magasin des suicides qui me collait à la peau comme une fine pellicule de sueur…

De grâce mon frère, réponds-moi. Je ne saurais endurer ces aventures sans ton soutien. J’ai la sensation d’être pris au piège d’un rêve dont je ne me réveillerai jamais...

Reviens nous vite.

Bien à toi,

Théophile

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