LI. Un message de l’Yrian
L’un des imprévus du déménagement de Deirane fut qu’elle n’eut plus accès au bureau de Dayan. Elle, Mericia et Lætitia se réunissaient dans une pièce de son nouvel appartement. Après une première conférence spartiate au cours de laquelle des coussins avaient constitué le seul ameublement, elle n’avait pas tardé à l’équiper. Le centre était occupé par une table entourée de chaises. Une extrémité de la salle comportait une bibliothèque encore presque vide, amenée à se remplir d’ouvrages de référence avec le temps. Une serrure pouvait en fermer un compartiment pour conserver les documents importants. Enfin, un canapé confortable complétait l’ensemble. Loumäi, la maîtresse des lieux, y avait installé nombre de plantes vertes, cadres, tapis, coussin pour en faire un endroit convivial.
Communiquant par une petite porte, se trouvait le bureau de Deirane. Elle ne l’avait pas aménagé, préférant rejoindre Dursun et les enfants dans la salle des tempêtes. Les séances de travail étaient souvent entrecoupées de baignades, même si la fraîcheur en raccourcissait la durée. C’était là qu’elle s’ébattait quand un eunuque se présenta.
— Dame Serlen, un messager vous attend dans votre bureau.
— J’arrive tout de suite.
Sous l’œil apparemment indifférent de l’homme, elle sortit de l’eau, essora ses cheveux, se sécha et revêtit la robe en velours vert que Venaya lui avait trouvée en ville. Elle était moins luxueuse que ces tenues habituelles du harem, mais au moins, elle était chaude. Une fois prête, elle suivit l’eunuque. C’était la deuxième surprise de son déménagement, elle ne recevait plus ses visites dans le parloir, mais directement dans son appartement. Elle y gagnait une liberté de parole accrue puisqu’aucun œil feytha n’espionnait la salle de conférence. Le revers de la médaille était le filtrage plus strict, les visiteurs pénétraient au cœur du palais. Ciarma ne pourrait plus venir, le risque qu’elle se fasse repérer était trop grand.
L’eunuque allait repartir quand Deirane le retint.
— Restez, ordonna-t-elle, il me semble inconvenant qu’une concubine soit présente en compagnie d’un inconnu en l’absence d’eunuques.
Malgré son entraînement, il ne put demeurer stoïque. En temps normal, les concubines essayaient d’échapper à la surveillance constante du harem. Qu’une la réclame au contraire l’avait surpris. Il entra dans la salle de conférence à la suite de Deirane.
Le visiteur était un Sangären, grand, à la musculature sèche, dans la force de l’âge. Une barbe brune bien fournie qui lui mangeait les joues cachait en partie son visage. Elle avait empêché d’y tracer les tatouages caractéristiques de son peuple. Il s’était rattrapé sur les bras, couvert de nombreuses volutes grises.
— Je vous reconnais ! s’écria Deirane, vous êtes l’un des messagers que j’ai dépêchés à travers le monde demander de l’aide aux souverains étrangers.
Le Sangären confirma les paroles de la jeune femme en s’inclinant.
— Baltar, fils de Guerd. Je reviens avec une réponse.
— Vous êtes le premier. Où vous avais-je envoyé ?
— À Sernos, en Yrian.
— Alors ?
Il sortit de son gilet une lettre scellée d’un cachet de cire verte aux armes de la dynastie régnante du puissant royaume. Deirane la prit, l’examina en détail. Le nom qui figurait sur l’enveloppe, tracé en caractères helarieal, était bien le sien. Elle pouvait briser le sceau. Elle en tira deux feuilles. La première avait été rédigée en yrianii. Toutefois, si beaucoup de monde parlait cette langue, bien peu étaient capables de la lire. L’absence de voyelles et la difficulté à séparer les lettres la rendait hermétique à ceux qui ne l’avaient pas apprise dès l’enfance. Et même si Deirane, native de l’Yrian, le pouvait, elle n’était pas très à l’aise dans cet exercice au contraire de sa sœur Cleriance. Ce fut vers la deuxième missive qu’elle se tourna : une traduction en helariamen en utilisant des caractères helarieal parfaitement distinguables. L’yriani s’écrivait de droite à gauche et logiquement, c’était dans se sens qu’il avait choisi de tracer le texte. Deirane, habituée à travailler avec des droitiers, eut au début un peu de mal à déchiffrer les lettres dessinées en miroir. Elle n’avait pas atteint la moitié de la lettre qu’elle fut à l’aise.
Au fur et à mesure de sa lecture, le sourire de Deirane s’élargissait. Le message remplissait ses attentes au-delà de ses espérances. Elle replia les deux feuillets et les rangea dans l’enveloppe.
— Conduisez cet homme… Baltar, se restaurer. Je dois voir le Seigneur lumineux.
— Le bureau du seigneur lumineux est hors du harem. Je ne peux pas vous y amener et m’occuper de cet homme en même temps.
— Brun n’a pas encore quitté sa suite. Je conférerai dans ses quartiers.
— Bien, répondit l’eunuque.
Le trio sortit de la pièce, pour se diriger vers l’escalier qui menait aux divers niveaux de l’aile. Le visiteur et son escorte descendirent vers les souterrains tandis que Deirane montait.
Contrairement à l’appartement, la cage d’escalier comportait son œil. Quand elle arriva au quatrième étage, un garde rouge l’attendait pour lui ouvrir la porte. Ce fut Calas lui-même. Avant qu’elle disparaisse dans les couloirs de la suite, il la retint par le bras.
— Comment se porte Mericia ? demanda-t-il. Je n’ai pas pu la voir depuis son… sa… les derniers événements.
— Elle n’admet pas la mort de Salomé et elle a du mal à s’habituer à vivre en gauchère. En dehors de cela, elle va bien.
En souriant, elle ajouta :
— Les entraînements vont bientôt reprendre. Vous pourrez la voir.
— J’ai posé ma candidature pour la salle de danse. Mais, je n’ai pas encore reçu d’affectation.
— J’imagine que pour surveiller quarante belles jeunes femmes les volontaires ne doivent pas manquer à la caserne.
Son petit haussement d’épaules exprimait son désespoir face à cette réalité.
— Je vais voir ce que je peux faire, promit Deirane. Les danseuses ont le droit de décider qui les surveille aussi. Après tout, certaines personnes les mettent plus à l’aise que d’autres.
— Il ne faudrait pas que cela paraisse louche.
— Donnez-moi trois noms. Je demanderais à ce que la protection se limite à vous quatre. Votre tour arrivera plus souvent.
La démarche de Calas devint plus alerte et son visage s’illumina d’un sourire.
Calas frappa à la porte du bureau de Brun et à l’invitation, l’ouvrit. Il resta dehors pendant que Deirane entrait. L’endroit était plus petit que celui qu’il occupait, derrière la salle du trône. Éclairé d’une seule fenêtre, meublé en bois, les murs couverts d’étagères croulant sous les livres et les bibelots, il était aussi plus chaleureux. Brun préférait s’installer ici depuis la mort de Dayan. Il leva les yeux du dossier qu’il consultait.
— Serlen, quelle bonne surprise ! As-tu enfin réussi à remplir ta mission et trouver de quoi nous nourrir ?
— C’est bien possible, répondit-elle.
L’attitude du roi changea aussitôt. D’hostile, l’expression de son visage devint intéressé. Il lissa les barbes de sa plume avant de la ranger sur son écritoire. Un instant, il déplora de ne pas posséder un de ces stylos tels que ceux qu’il avait vus au sein de la délégation helarieal l’année précédente. Ils étaient plus pratiques tout en constituant un bijou digne d’un roi. Malheureusement, ils ne les vendaient pas. S’il avait su que Deirane s’était vu en offrir un, il en aurait été malade de jalousie.
Il s’enfonça dans son fauteuil, attentif à la concubine. De la main, il lui désigna les sièges qui faisaient face à son bureau. Deirane répondit à l’invite en s’asseyant dans le premier.
— Vas-y, explique-moi tout, l’incita-t-il.
Elle se lança.
— Il a quelques mois, j’ai envoyé des courriers à tous les pays autour de l’Orvbel afin de déterminer s’ils pourraient nous aider.
— Je n’ai pas souvenir d’une telle chose.
— C’était quand la maladie a frappé le palais. Au plus fort de l’épidémie.
Brun se rappelait cette période. Ou plus exactement, n’en gardait aucun souvenir. Il savait juste que pendant trois douzains, Deirane avait été seule aux commandes de l’Orvbel. Elle n’avait alors pas trahi, sans qu’il ait pu déterminer si c’était la peur qui l’avait retenue ou si elle n’avait pas su saisir sa chance. À moins qu’elle fût honnête et dévouée au royaume, ce qu’il avait du mal à croire. Brun s’en était bien sorti, il avait guéri sans séquelles. Deux concubines et un garde rouge n’avaient pas réussi à vaincre la maladie. Et il restait encore une concubine à l’infirmerie dont on ignorait si elle survivrait.
— Et je suppose que tu as reçu une réponse positive, déduisit Brun.
— Oui et non. L’Yrian accepte de nous aider, mais sous condition.
— Logique. Ils ne se sépareront pas d’une ressource critique sans contrepartie.
Brun tendit la main. Deirane lui transmit les deux lettres. À sa grande surprise, il repoussa celle rédigée en helariamen préférant la version yriani.
— Une trirème ! s’exclama-t-il. Que veut-il en faire ?
— Se constituer une flotte de guerre, suggéra Deirane.
— Pour quel usage ! Défendre ses rivages ? Les pirates ne remontent pas l’Unster aussi haut, c’est trop risqué. Le passage du canyon qui coupe le plateau d’Yrian en deux les expose trop. Envahir ses voisins ? La voie terrestre est préférable. En fait. Je ne vois qu’une seule cible qui pourrait justifier une flotte de guerre : l’Helaria. Et ce n’est pas un seul navire qui le permettra.
— Il en veut peut-être plusieurs. Pour constituer sa flotte, il ne peut s’adresser ni à l’Helaria ni au Mustul. D’autant plus qu’une trirème peut avancer sans vent, contrairement aux catamarans helarieal, ce qui en fait un candidat pour une confrontation directe avec la Pentarchie. Elle peut continuer à manœuvrer quand leurs adversaires sont encalminés.
— De toute façon, nous n’avons pas les moyens. Nous ne pouvons construire les navires que deux par deux. Et un seul grand à la fois. Les capacités de l’Helaria sont dix fois supérieures. C’est une course que nous ne pouvons pas gagner.
À la grimace qui déforma son visage, avouer la prééminence du royaume honni coûtait à Brun. Cependant, détester ce pays n’empêchait pas d’en reconnaître les qualités. L’Orvbel n’était qu’une cité-État forte de dix mille habitants alors que l’Helaria était un empire avec de nombreuses villes plus peuplées que l’Orvbel, plusieurs chantiers navals et une capacité de production de bateau hallucinante.
— Nous sommes trop petits pour consacrer nos ressources à la construction d’un navire de guerre.
— L’Yrian veut nous l’acheter !
— Cela ne change rien. Le prix qu’il nous le paiera ne compensera jamais ce que les navires marchands que nous aurions pu construire nous auraient rapporté.
— Comment protégeons-nous nos commerçants en mer ?
— Les trois quarts de notre commerce se font dans la baie de Kushan et le long de l’Unster. Ces endroits sont sûrs. Au-delà, nos bâtiments sont affrétés par la Hanse qui se charge d’assurer leur sécurité. Et je ne veux pas savoir comment.
Deirane en déduisit qu’ils faisaient appel à l’Helaria. À partir du moment où le drapeau qui flottait au sommet du mat n’était pas celui de l’Orvbel, les navires n’avaient aucun mal à s’intégrer à un convoi militaire de la Pentarchie. Cela constituait la seule raison pour laquelle ces puissants vaisseaux quittaient leurs eaux, s’assurer de la sécurité des marchands.
Brun reporta son attention sur la lettre.
— Je vois que Menjir peut nous fournir le médicament capablede soigner la maladie. Comment est-il arrivé en sa possession ?
— La maladie a été mise au point afin de contrôler notre population, expliqua Deirane. Dans la base des feythas, à Sernos, ils avaient à la fois le mal et l’antidote.
— Et comment cette maladie s’est-elle répandue ?
Il s’interrompit.
— Ne réponds pas. Dans l’éventualité même où tu connaîtrais la réponse, d’ailleurs. Quelqu’un a certainement fait une bêtise chez eux. Ils seraient donc prêts à nous fournir le remède. Pourquoi ? Par honte d’être à l’origine de cette catastrophe ? Les rois d’Yrian n’ont jamais fait preuve de contrition.
— Je ne saurais le dire. Je remarque cependant que nous sommes dix mille seulement, traiter notre population est à leur portée. Ils sont plus d’un million, leurs capacités sont insuffisantes.
— Ils nous soigneraient juste parce qu’ils le peuvent. J’ai vu des raisons plus stupides. Cela cadre quand même bien mal de ce que je sais du roi d’Yrian.
Deirane leva les bras en signe d’ignorance.
— Il reste le lieu de la rencontre.
— Quelle rencontre ? S’étonna Deirane.
— Tu as lu le message ?
— Rapidement. Je me suis dépêchée de vous l’apporter.
Brun tiqua. Il reprit la lettre entre les mains et lut un passage à voix haute :
« Afin d’officialiser cette association, nous nous proposons de vous rencontrer dans un territoire neutre, soit en terre edoriane soit dans le Sangär. Si notre offre vous agrée, nous vous invitons à nous communiquer la date et le lieu qui vous conviendrait. »
— J’ai raté ce passage, déplora Deirane.
— Ce n’est pas grave, tu as quand même accompli du bon travail. Si tu obtiens d’aussi bons résultats avec la Nayt, tu auras rempli la mission que je t’ai confiée.
— La Nayt n’a toujours pas répondu alors qu’ils sont plus proches que l’Yrian.
— Renvoie un autre message. L’archiprélat Serig aime bien se faire prier.
— Je vais m’en occuper. Mais…
Brun leva les yeux sur Deirane.
— Mais quoi ?
— Vous comptez vous rendre en personne à ce rendez-vous ?
— C’est bien ce que demande l’Yrian. Nous allons y réfléchir.
— Vous ne pouvez pas.
— Pourquoi ?
— Vous ne pouvez pas quitter l’Orvbel.
— Et pourquoi cela ? N’en sommes-nous pas le roi ?
Il s’enfonça dans son fauteuil et attendit la réponse.
— Votre sécurité ne sera pas assurée hors de l’Orvbel.
— Je ne compte pas y aller tout seul. En tant que Seigneur lumineux, je dois disposer d’une suite digne de ce nom. Une bonne part de l’armée de la ville m’accompagnera ainsi qu’une unité de garde rouge.
— Cela ne suffira pas. La traversée du Sangär est dangereuse. Aussi nombreuse que soit l’escorte, les Sangärens sont plus nombreux. Ils pourront toujours rassembler assez de guerriers afin de la dominer. Il va vous falloir un protecteur efficace pour traverser le pays.
Brun prit un air pensif.
— Ne t’inquiète pas, nous trouverons une solution quand le besoin s’en fera sentir. Maintenant, regagne ton bureau et continue à faire de l’aussi bon travail.
En concubine obéissante, Deirane se leva et salua. Avant de quitter la pièce, elle se retourna.
— Je ne suis quand même pas tranquille de vous voir partir à travers le Sangär.
— Je ne savais pas que ma santé t’intéressait tant. Cela ne te ressemble pas.
— Si vous disparaissiez alors que Bruna est encore une enfant, la lutte de pouvoir qui s’ensuivrait lui bloquerait définitivement l’accès au trône.
— Voilà qui m’évoque plus à la Deirane que je connais.
Au moment où elle allait refermer la porte derrière elle, il lança une dernière pique.
— Merci de me prévenir de ma limite d’obsolescence. Aussi longtemps que Bruna sera une enfant, je sais maintenant que tu seras mon soutien le plus fidèle.
Calas attendait derrière le battant, fébrilement.
— Alors ? demanda-t-il.
— Il semblerait que nos épreuves touchent à leur fin. L’Yrian va nous aider.
— Je ne parlais pas de cela, mais de Mer…
Deirane l’interrompit d’un doigt sur la bouche. Elle désigna le plafond du pouce. Un œil feytha observait le couloir. Calas comprit.
— J’ignorai qu’il y en avait un ici, murmura-t-il. Ce couloir n’est pas visible depuis le poste de garde.
— Seul Brun y a accès.
Sans prononcer plus de mots, il entraîna Deirane vers l’escalier, pour qu’elle puisse rentrer chez elle.
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