LXXI. Bruna

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La maison ne payait pas de mine. Ce n’était qu’une chaumière au toit de paille et aux murs en torchis dépourvus de fenêtre. La seule ouverture était la porte, fermée par un huis en bois. Néanmoins, les lieux étaient en bon état. Le propriétaire ne possédait pas grand-chose, mais il entretenait soigneusement son bien.


Jevin descendit de son cheval. Il était accompagné d’un arbalétrier et d’une femme qui s’était habillée à l’identique du reste de sa compagnie, comme si elle voulait nier sa féminité. Au milieu d’une troupe de soudards constituée, en dehors d’elle, exclusivement d’hommes, c’était une bonne idée. Mais il ne fallait pas s’y tromper, elle était aussi féroce combattante que les autres.

La porte s’ouvrit en grinçant. Dedans, installé autour d’une table, un bourgeois orvbelian s’il en jugeait par ses vêtements, attendait. Sur une chaise à côté de lui, une femme serrait un bébé endormi dans ses bras. Cette dernière l’intrigua. Elle n’avait ni la tenue d’une roturière ni la poitrine d’une nourrice. Alors que faisait-elle là si son rôle n’était pas d’allaiter l’enfant ? Il savait que la capacité à nourrir un bébé ne dépendait pas du volume des seins et que même des femmes menues pouvaient élever des enfants costauds. Il trouvait quand même ce choix étrange.

— C’est elle ? demanda-t-il.

— C’est bien elle, répondit l’homme.

— Personne n’est au courant ?

— Vous me prenez pour qui ?

Jevin contourna la table. Il se pencha sur la femme et écarta la couverture qui masquait le visage du bébé. Il était plus âgé qu’il ne le croyait, puisque ses premières dents avaient déjà poussé. Peut-être savait-il marcher. Ce qui signifiait que la blondeur de ses cheveux persisterait en grandissant, au moins durant l’enfance. Inutile de s’interroger sur l’identité de sa mère.

— Je peux ? demanda Jevin.

— Bien sûr, répondit-elle.

La femme avait trop d’assurance, elle n’était pas une domestique ou une esclave. Jevin lui prit le bébé des bras et le soutint solidement. Il n’avait jamais tenu de nouveau-né, c’était la première fois.

— Qui c’est qui va aller vivre avec tonton Jevin ? bêtifia-t-il.

Son attitude arracha un sourire à sa compagne d’armes.

— Vous avez autre chose à me dire sur cet enfant ?

— Elle s’appelle Bruna. Le Seigneur lumineux m’a ordonné de vous dire que cet enfant n’est certainement pas de lui. Il ne peut pas engendrer. Mais il est quand même héritier légitime par le sang du trône de l’Orvbel.

— Par le sang ! Alors ça veut donc dire que… C’est ma fille !

Il se tourna vers ses accompagnants.

— Berd, Layla, vous avez vu ? J’ai une fille !

— Héritière du trône de l’Orvbel, ajouta Layla en le rejoignant.

Jevin ne se lassait pas d’admirer l’enfant. Puis il s’écarta, laissant le champ libre à ses compagnons. Avant qu’elle ait pu réagir, Layla sortit son poignard et égorgea la femme.

— Que faites-vous ! s’écria l’homme en se levant.

Il se précipita vers la femme et l’enlaça. Elle roulait des yeux affolés en essayant de bloquer le flot de sang qui coulait de son cou.

— Pourquoi ? demanda l’homme. On n’aurait rien révélé à personne.

— Le meilleur moyen de garder un secret est que personne de vivant ne le connaisse, envoya Jevin.

— C’est ma fille !

— Vous n’auriez jamais dû l’amener.

L’homme pressa le corps inerte contre le sien jusqu’à ce que le cœur, faute de suffisamment de sang, s’arrêtât. Puis il la reposa délicatement dans sa chaise. Le visage baigné de larmes, il se releva. Soudain, il se tourna vers Jevin, son poignard à la main.

— Assassin ! hurla-t-il.

Il se précipita vers Jevin. Un carreau stoppa net son élan en lui transperçant la poitrine en traversant son cœur. Jevin baissa les yeux vers le corps étendu à ses pieds.

— Tu dois être ravi, te voilà parti rejoindre ta fille, murmura-t-il.

Il se dirigea ensuite vers Layla et lui tendit le bébé.

— Prends-le, lui ordonna-t-il.

— Ne me dis pas que tu m’as amenée juste pour que je m’occupe de ce moutard ? Espèce de vieux misogyne.

— Tu veux que je la confie à un des pochetrons qui m’entourent.

Elle obéit sans protester, mais son visage exprimait clairement son mécontentement. Jevin doutait qu’elle le laisser la toucher dans les jours qui arrivaient.

— Pas de traces derrière nous. On brûle tout et on part, ordonna-t-il.


À cette annonce, des bruits de coups en provenance d’un placard se firent entendre. Il tira le rideau qui le fermait, révélant assis sur le sol, ligotée et baillonnée, la famille qui habitait la chaumière. Le père roulait des yeux affolés face au mercenaire et la mère semblait terrorisée. Sans la perspective de brûler avec la maison, ils auraient attendu le départ des intrus pour tenter de se libérer. Les possibilités étaient si nombreuses avec tous les outils que Jevin voyait autour de lui. La fille lui parut bien âgée pour être enfant unique. Soit elle avait des frères et sœurs prisonniers ailleurs, soit la mère avait, ainsi que cela se produisait parfois, perdu la capacité d’enfanter après son premier accouchement. Comme elle semblait encore bien gironde malgré son âge, il pencha pour la seconde solution. Il remit le rideau en place, augmentant la véhémence des protestations.

— On pourrait s’amuser un peu, fit remarquer Berd. La mère et la fille sont pas mal foutues.

— Espèce de pervers ! l’invectiva Jevin. Une gamine d’à peine dix ans !

Il expulsa son compagnon hors de la maison et commença à rassembler du bois. Le paysan avait fait des réserves pour supporter le froid, l’opération ne prit pas longtemps.

Quand Layla sortit à son tour, elle poussait l’adolescente devant elle. Cette dernière portait le bébé.

— Que fais-tu ? demanda Jevin.

— Il n’est pas question que je m’occupe de ce chiard. Je suis une guerrière, pas une vache.

— Comme tu veux, mais tu la surveilles.

En souriant, Jevin la regarda s’éloigner en direction des chevaux. Elle avait préféré sauver la plus jeune de la famille, alors que la mère, plus expérimentée, aurait constitué un choix plus judicieux. Sur l’instant, elle était en colère, mais il était persuadé qu’elle remplirait son rôle.


Le bûcher était prêt. Il l’alluma et resta un moment pour vérifier qu’il prenait bien. Puis il rejoignit ses hommes et quitta les lieux sans se retourner. Il jeta un coup d’œil sur la fillette et le bébé, son bébé, que Layla avait installés devant elle sur son cheval. Il avait un enfant, il n’arrivait pas à y croire. Il ne s’était jamais vu en père. Il allait devoir changer beaucoup de choses dans sa vie. Cette perspective le réjouissait et le paniquait en même temps.


Mais plus qu’un enfant, Brun lui avait offert un des cadeaux les plus beaux qui fussent. Il lui avait donné une arme capable de détruire cette maudite Deirane. Un jour, il l’utiliserait. Et alors, elle découvrirait réellement ce qu’était la souffrance.

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