Risotto du Prince

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C’était un petit garçon qui n’aimait pas les frites.
A l’âge où pour acheter ses petits camarades on leur promet ce mets qu’ils prennent pour un plat de fête, il faisait une moue et n’y touchait même pas.
Mais qu’on évoque le mot, magique, de risotto et l’on voyait ses yeux s’animer aussitôt.
Il était exigeant, en plus, et donnait son avis. Dans plusieurs restaurants, ses parents ébahis en avaient fait les frais sous l’œil noir des serveurs.
« Ah, celui-ci est rêche », asséna-t-il un jour, du haut de ses cinq ans, dans un Michelin pourtant. La mère, contrite, honteuse, eut beau montrer l’assiette à demie nettoyée, le chef se déplaça pour faire parler l’enfant, pensant ainsi montrer son souci du client. Mais l’enfant développa, en toute honnêteté, de sa petite voix fluette perçant la salle muette, point par point les raisons de son accusation, taxant même le maître d’avoir cédé, en vain, aux sirènes de la crème, parade des plus mauvais. L’étoilé, rouge de honte d’être ainsi humilié, jeta à terre sa toque et sous les yeux choqués de toute l’assistance montra sa vraie nature en insultant l’enfant.
Bientôt les italiens de la place de Paris en vinrent à redouter l’arrivée du petit. On murmurait alors « ecco il principino » et la cuisine tremblait : l’on refaisait le bouillon et l’on triait le riz. Mais toujours il manquait une rondeur, une épice, ou bien tout au contraire c’était une faute de trop : trop d’oignon ou de vin, de beurre, de cuisson.
Le soir de chaque échec, de chaque déception, dans son petit lit gris l’enfant désappointé fermait alors les yeux et se remémorait…

Quand il avait trois ans, plutôt trois ans et demi, il avait séjourné une semaine avec ses parents dans une villa louée à Messine. C’était un souvenir d’une extrême précision, la première fois qu’il quittait l’appartement familial. Il aimait en dérouler chaque étape : du bus qu’ils avaient emprunté pour l’aéroport, le magique vol dans les airs, une voiture, seul à l’arrière, jusqu’à l’arrivée dans cette maison étrangère.
Là, dans cette belle bâtisse qui surplombait la mer, il découvrait l’ennui. Les jeux étaient rares, le jardin plat et sec, et papa et maman qui le chassaient sans cesse, tous deux le nez plongé dans des livres sans images. Alors il errait de pièce en pièce, poussant de longs soupirs en traînant ses savates.
Un matin, d’amusants bruits de casseroles l’entraînèrent du côté de la cuisine, dans laquelle il n’avait pas encore osé s’aventurer, la lourde porte en bois ornée de ferronneries noires l’impressionnant quelque peu. Tous les jours, de la nourriture délicieuse apparaissait comme par magie sur la table de la salle à manger sans que maman ne lâche ses livres et lorsqu’il avait demandé qui préparait les repas, elle avait répondu « mmm ? C’est Rosa, mon chéri ». Il était donc très curieux de savoir qui était cette mystérieuse Rosa, qui en toute logique devait être à l’origine de ce joli concert de casseroles. Il imaginait une vieille dame toute vêtue de noir, avec un tablier à grande poche et un tissu sur la tête d’où sortaient des petits frisottis blancs, comme toutes les dames qu’il avait vues au marché de Messine, avec leurs corps en forme de poire et leurs petites moustaches grises et qui parlaient fort en brandissant qui des tomates qui des sprats.
Il avait fait comme on le lui avait appris et toqué, un peu fébrile.
La porte s’était ouverte à la volée et si Rosa portait bien un foulard sur la tête, il était rouge vif et les mèches qui s’en échappaient était longues et bouclées, d’un brun chaud aux reflets dorés. Elle avait peut-être vingt ans et certainement rien d’une poire. Elle lui avait immédiatement souri de sa belle bouche rieuse et s’était accroupie pour lui parler face à face.
« Buongiorno, tu dois être Lucas, n’est-ce pas ? Lui avait-t-elle demandé dans un français chantant (elle disait « Loucas », ce qui lui avait beaucoup plu).
— Oui. Et toi tu es Rosa.
— Bravissimo ! Tu es venu m’aider à faire à manger ?
— Je n’ai pas le droit, je suis trop petit.
— Il n’est jamais trop tôt pour apprendre, Lucas, vieni qui, viens ici, je vais te montrer.»

La cuisine de Paris lui était interdite, tout y était danger et elle était trop petite.
« Ne touche donc à rien, ici tout coupe, tout brûle, repose ça tout de suite, ne vois-tu pas que ça pique ? N’ouvre pas ce placard, il est rempli de verres, ce tiroir-là non plus, c’est celui des couteaux !» A la limite parfois, en de rares occasions, maman acceptait qu’au salon l’on pose sur la table de quoi faire un gâteau, un basique au yaourt, et il pouvait alors mélanger cinq minutes.

Là, dans la vaste pièce aux murs de pierres pâles sauf près du four à bois où elles étaient toutes noires, sur le haut tabouret où Rosa l’avait hissé, il avait observé les cuivres qui pendaient du grand cadre surplombant l'immense table où elle s'activait. De la fenêtre ouverte, un rayon de soleil traversait les nuages de farine que Rosa semait sur son plan de travail, rebondissait sur les sauteuses, faitouts et marmites bosselés et s'épanouissait en myriades de taches lumineuses enchanteresses.
Ce matin-là, il l'avait regardé faire du pain. Il ne savait même pas que quelqu'un d'autre que le boulanger pouvait faire du pain. Et pendant que le pâton levait, recouvert de son linge, Rosa lui avait montré comment fabriquer une vraie sauce tomate, pas en boîte, et l'avait emmené au jardin cueillir du thym et du laurier pour la parfumer. Quand il avait vu comment la boule de pâte avait doublé de volume, il avait applaudi de joie et frémi lorsqu'elle avait ouvert le four, en découvrant cette intense fournaise.
Puis papa avait tout gâché en arrivant en criant qu'on l'avait cherché partout, qu'il leur avait fait peur, et il avait dû partir en pleurant.
« Délicieuse, cette bruschetta », avait dit maman ce midi-là en suçant ses doigts, sur lesquels avait coulé un peu de sauce tomate.
Et sans doute qu'en fin de compte ses parents et Rosa avaient parlé, parce qu'il avait pu aller tous les matins à la cuisine avec elle.
Il était devenu son petit assistant. Il lui passait les ingrédients, l'aidait à touiller, à tenir la pasta à l'entrée du laminoir, à verser les fruits confits dans l'appareil du Panettone, et même à presser le citron pour la gremolata. Un jour elle prit un air grave.
« Caro mio Lucas, aujourd'hui c'est la dernière fois que nous cuisinons ensemble puisque toi et ta famille partez demain matin.
— mais, Rosa...
— Je sais, Lucas, moi aussi ça me rends triste, mais c'est comme ça, c'est la fin des vacances, on ne peut rien y faire si ce n'est les rendre les plus belles possible jusqu'au bout, tu n'es pas d'accord ?
— ... si... Les larmes lui étaient tout de même montées aux yeux.
— Ne pleure pas mon chéri. Ecoute plutôt : nous allons faire un plat spécial, délicieux, tous les deux. Il s'appelle "il risotto del principio bourbon di sicile", "le risotto du prince Bourbon de Sicile", dans ta langue. C'est un beau plat de riz tout jaune comme le soleil d'ici, tu vas voir. Allez, donne-moi le plus bel oignon que tu peux trouver dans le panier, ni trop gros, ni trop petit, celui que tu trouves le plus joli. Pendant ce temps, je vais chercher le superbe bouillon qui nous reste du minestrone d'hier et le détendre un peu.»
Ravalant sa tristesse, il avait pris son rôle très au sérieux, écartant les germés, les cabossés, ceux dont la première peau était fissurée, il le voulait parfait, ce dernier oignon pour Rosa, cet oignon princier.
Ensuite elle lui avait donné du riz bizarre, tout rond, pas du tout comme celui qu'il mangeait à Paris, et lui avait demandé d'enlever les grains qui n'étaient pas bien blancs ou qui étaient cassés, tandis qu'elle reniflait en débitant l'oignon.
Elle avait versé une dose généreuse d'huile d'olive dans une casserole haute et rapproché une chaise pour que Lucas puisse voir de près l'étape suivante :
« Regarde, c'est essentiel : tu mets l'oignon et le riz dans l'huile et tu mélanges bien jusqu'à ce que le riz devienne bien transparent et que tu voies un tout petit point blanc au milieu. Ce petit point blanc, c'est un point qui ne devra jamais être cuit, dans ton risotto, il devra rester ferme jusqu'au bout. S'il ne l'est pas, c'est que ton risotto est trop cuit. N'oublie jamais ça, Lucas. J'ajoute aussi ces petits fils tout rouges. Tu vas voir, pour l'instant ils n'ont l'air de rien, mais ils sont magiques. Ils coûtent très cher, ce sont des pistils de fleur, ça s'appelle du safran.
Maintenant, tu verses un petit verre de vin blanc sec, attention, ça va bouillonner ! Regarde, regarde, mes petits fils rouge ont tout coloré en jaune ! Je t'avais dit que c'était magique ! »
Le petit garçon avait eu un mouvement de recul lorsqu'elle avait versé le vin, face au nuage de vapeur brûlante qui s'était brusquement formé, mais l'odeur étonnante qui s'était répandue et l'enthousiasme enfantin de Rosa l'avait immédiatement rappelé auprès du spectacle qui se jouait sur la gazinière.
« Là, tu baisses le feu, tu touilles et tu attends que le vin soit absorbé, en continuant de mélanger. D'ailleurs, sache-le, tu es parti pour dix-sept minutes à touiller...toi qui aimes tellement ça...Pour l'instant, tu es effectivement un peu petit pour être si près du feu si longtemps, mais quand tu seras grand... Car quand il n'y aura plus de vin dans le riz, il faudra alors ajouter le bouillon que j'ai mis à chauffer à côté, louche par louche, toujours en mélangeant jusqu'à absorption. Tu comprends ?
— Oui.
— Et regarde comme je mélange en faisant des huit. Je ne fais pas des ronds, tu vois ? Ce riz spécial a un peu trop envie de coller au fond de ma belle casserole, alors en mélangeant comme ça je l'en empêche. Tu t'en rappelleras ?
— D'accord. Avait-il acquiescé sérieusement.
— Bien. Et si tu râpais le parmigiano pendant que je touille ? J'en ai mis un gros morceau dans le hachoir et un bol à remplir. »
Elle ne pouvait lui faire davantage plaisir : le hachoir en question était une antiquité en fonte fixée au plan de travail par une presse à vis, fonctionnant à l'aide de disques de métal aux ouvertures variées et d'une manivelle à poignée en bois. L'actionner était pour lui l'occasion rêvée de montrer qu'il était fort, un vrai grand garçon sur lequel on pouvait compter.
Et elle le regarda tourner la lourde manivelle tout en faisant ses huit. Sans même qu'il ait à dire "regarde-moi, Rosa, regarde-moi !".
Le parmesan tombait, léger, dans le bol bleu, ça sentait le bouillon, on l'entendait aussi.
« Voilà, Lucas, c'est presque terminé - Fit Rosa en éteignant le feu - Maintenant c'est une étape tout aussi cruciale qu'au tout début, alors viens voir. Apporte-moi le bol, fais bien attention, tiens-le bien droit pour ne pas le renverser. Bene. Tu as vu comme le bord de ma cuillère en bois est tout nappé du crémeux de mon risotto ? Tiens, goûte un peu le riz, attends, je souffle...tu sens que le milieu du riz est encore un tout petit peu craquant?
— Mmm, c'est bon, c'est tout doux et après ça fait "clac" sous la dent.
— Voilà ! C'est ça, un risotto bien cuit ! Ne laisse jamais personne te dire le contraire !
— Promis, Rosa, promis !
— C'est vrai qu'on pourrait presque déjà le manger comme ça tant le bouillon était bon et le safran de qualité, mais il manque la touche finale sans laquelle un risotto n'est pas un risotto. Tu as la cuisson, mais tu n'as pas encore l'épanouissement complet du goût et de la texture, de l'onctuosité... Regarde : je verse tout ce parmesan que tu as superbement râpé, ainsi qu'une grosse noix de très bon beurre et... tiens, veux-tu bien touiller à ma place ? J'ai trop mal au bras de l'avoir fait depuis vingt minutes. Mélange bien, la réussite de notre plat en dépend, c'est très important ! »
Alors, gonflé d'importance, il avait tourné le risotto avec la plus grande des applications. C'était lourd et difficile. Le riz ne se laissait pas faire, il résistait, il pesait de tout son poids contre la cuillère maniée par le petit bras. Mais plus il insistait, plus le parmesan et le beurre fondaient, plus la tâche s'allégeait et devenait aisée. Rosa l'avait applaudi et félicité.
« Fantastico, Lucas, tu as fini le risotto, tout seul comme un grand. Je n'aurais pas pu le terminer sans toi ! Ah, une dernière chose : ne laisse jamais personne mettre de la crème dans un risotto, c'est une astuce de tricheur ! Ou de fainéant qui n'a pas voulu passer vingt minutes à faire des huit. Quand on met de la crème, c'est qu'on a raté son risotto : si on l'a réussi, on n'en a pas besoin, cazzo ! Oh pardon, ne répète pas ce mot - Rit-elle, les yeux embués de larmes. Maintenant, il faut que tu rejoignes tes parents. Un risotto, ça se sert tout de suite, tu sais, ce n'est pas bon réchauffé. C'est ici qu'on se dit adieu, bambino mio. Peut-être reviendras-tu un jour ?
— Oh oui, Rosa !
— Alors ciao, Lucas, au revoir...
— Au revoir, Rosa.
— Lucaaaas, à table ! Tout de suite ! Ou je viens te chercher ! »
Il était sorti de la cuisine comme d'un rêve, regagnant le salon tel un automate, ne réalisant pas vraiment que c'en était fini de ces belles matinées.
Quand maman avait apporté le risotto sur la table et qu'il avait porté la cuillère à sa bouche, qu'il en avait humé tous les riches effluves, reconnu chaque part qui les composait, il avait éprouvé comme un profond vertige, quelque chose qu'il n'avait encore jamais ressenti. C'était comme si rien de son corps n'était plus à sa place, comme si même tout son corps s'était complètement vidé. Comme s'il était parti tout entier dans l'odeur et que l'odeur elle-même avait rempli son corps, qu'il n'avait plus d'organes, ni d'os, ni de muscles ni de sang, rien que du fumet, un riche tourbillon de senteurs qui cavalait sans cesse dans une enveloppe de peau hermétique, sans issue. Par un automatisme qu'il ne s'expliquait pas, la cuillère vint ensuite à pénétrer sa bouche. Et son palais alors s'éveilla soudain. Ce fut comme s'il avait perçu le goût de l'odeur. Comme si les composantes de l'odeur bouleversante s'incarnaient brutalement en saveurs distinctes. La langue s'y mettait, avec ses papilles, et l'intérieur des joues, et même les gencives, et toute cette bouche travaillant de concert décodait le message. Ce n'était plus seulement les ingrédients bruts, qu'il avait bien sûr vus et même mélangés. Ce n'était même plus ce qu'il avait goûté dans la cuillère en bois. Non, c'était tout autre chose. Et c'était renversant.

Et le petit garçon, dans son petit lit gris, savait pertinemment qu'il risquait d'essuyer encore de longues années de nombreuses déceptions.

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