Chapitre 2, une baya

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Sur les hauteurs, les deux voyageurs progressaient lentement. Souvent, le garçon se plaignait des branches qui lui fouettaient le visage ou les bras. Parfois, au comble de la colère, il frappait un buisson violemment de son bâton.

— J'aimerais que tu ne fasses plus ça, déclara Evren, lorsqu'il s'en prit une nouvelle fois à un jeune arbuste.

— Quoi donc ?

—Ce que tu fais ! Tu abîmes les plantes.

Ravi resta muet, comme si ce que venait de dire la jeune fille n’avait aucun sens. L’air incertain, il finit tout de même par accepter.

— Alors, où va-t-on exactement ? demanda-t-il en changeant de sujet.

— Il nous faut atteindre les cascades au nord, les dépasser et redescendre dans la vallée par l'ouest. Il serait plus facile de remonter le lit du cours d'eau depuis la vallée à partir d'ici, mais pour ça il faudrait qu'on descende la falaise.

Elle se tourna vers lui et ajouta :

— Tu t'en sentirais capable ? Vu ton... ton...

— Quoi ? Le vertige ?

— Oui voilà ! ça risque de te gêner, non ?

— Ça, c'est le moins qu'on puisse dire ! fit-il en riant, si tu veux me voir m'écraser en contrebas, c'est le meilleur moyen.

Puis il ajouta:

— C'est très commun tu sais, le vertige ; on appelle aussi ça la peur du vide. Tu ne l'as jamais ressentie ?

Evren réfléchit. La peur du vide ? Elle connaissait la peur. Elle la considérait cependant plutôt comme une alliée. Quant au vide... Des images de sa grand-mère passèrent devant ses yeux et la jeune fille ressentit un trou brûlant dans le ventre.

—Nous ne parlons pas du même vide.

— Si tu le dis, conclut Ravi avant de se mettre à siffloter.

Ce garçon était bien curieux. Il réagissait à son environnement avec intensité puis passait à autre chose comme si de rien n’était. Plus tôt, lorsqu'elle l'avait "sauvé" de son vertige, il était passé de la terreur à l'enthousiasme en un clin d'oeil. Ensuite il avait frappé des branches en prétextant qu'elles l'attaquaient. Comment pouvait-on croire qu'un arbuste que l'on traverse nous en veut personnellement ? Ou accuser des racines de vouloir nous faire tomber ? Voilà un vrai mystère, et Evren y songeait encore lorsqu'ils atteignirent la rivière.

Ici, la nappe d'eau formait un large ventre qui prenait la forme d'un entonnoir ou le courant accélérerait vivement vers l'horizon avant de se jeter dans le vide dans un nuage de vapeur assourdissant.

Ravi était visiblement impressionné.

— Nous devons traverser, fit Evren d'une voix forte.

Le garçon l'observa, l'air inquiet.

— Tu as le vertige ?

— Non, non ! mais... ça m'a l'air dangereux. Tu es sûre de toi Evren?

La jeune fille s’approcha du bord. Le danger était omniprésent dans la jungle — même le plus petit des moustiques pouvait tuer un homme — mais il ne fallait pas renoncer à chaque épreuve.

— Suis-moi, et tout se passera bien.

La berge était marécageuse. À chaque pas, on pouvait sentir l'eau fraîche sous l'épaisse couche de mousse. C'était très rafraichissant et Evren adora cette sensation. Ravi, lui, portait des chaussures et se plaignit de les voir soudain trempées. Bientôt, ils atteignirent un guet où le courant était fort, mais l'eau peu profonde. Evren sans attendre y plongea un pied. Sa peau prit la teinte brunâtre de la rivière. Devant elle, le fond était pavé de galets couverts d'une fine particule végétale. Sans regarder derrière, Evren avança. Elle sentit sous son pied la douceur visqueuse de cette vase fine, puis, en frottant un peu, la dureté des pierres.

Elle avança un second pied, lentement, à la manière d'un héron. Derrière elle le garçon se mettait à l'eau.

Evren acheva sa traversée, puis, une fois sur la berge opposée, se retourna pour observer Ravi.

— Quand on te voit, ça à l'air facile ! lança-t-il depuis sa position précaire.

— Mon corps connaît bien la forêt, répondit Evren, les mains en porte-voix devant sa bouche.

À ces mots, Ravi détourna le regard une nouvelle fois, l'air embarrassé.

— On dirait que ça te gêne de me regarder !

Le garçon leva les yeux vers elle, et manqua perdre l'équilibre.

— Oui, ça me gêne! Évidemment que ça me gêne ! Tu es toute nue! Cria Ravi pour couvrir le bruit de l'eau.

Evren se dit qu'il devait la trouver jolie, et que cela le gênait. C’était la seule explication. Elle réfléchit en silence, à la recherche d’une solution, mais n'en trouva pas.

— Bon, c'est pas grave! Lança le garçon en avançant un pied, on ne va pas en faire une histoire... je vais traverser cette rivière, ajouta-t-il en déplaçant l'autre jambe avec difficulté... tu vas m'amener au tigre blanc... je vais le... cap-tu-rer... et… Ravi n’eut pas le temps de finir sa phrase. En une seconde à peine, son corps bascula et le garçon perdit l’équilibre. Il parvint à maintenir une petite partie de son corps hors de l’eau et se releva en un éclair. Ses chausses étaient trempées, sa tunique aussi. Il tâta le fond de sa besace avec la main et eut l'air navré. Tout était trempé.

Evren, malgré elle, riait à gorge déployée. Le garçon, d'abord vexé, finit par rire à son tour. Il abandonna toute prudence et parvint à traverser sans peine. Il saisit la main qu’Evren lui tendait et grimpa sur la berge herbeuse.

Étendu au soleil, Ravi séchait. Il avait étalé ses provisions trempées sur un rocher tout proche, et Evren les observait avec curiosité. Elle s'approcha d'un pot qui sentait très fort et très bon. Le garçon lui proposa de goûter, et elle accepta. Elle trempa son index dans la pâte rouge et déposa sur sa langue une noisette dont le goût se révéla délicieux. Mais immédiatement, une chaleur inconnue se répandit dans sa bouche, suivie d’une brûlure aigüe, à l’endroit même où la nourriture avait touché sa langue. Evren fit la moue, et réprima un éternuement qui se changea en larmes. Ravi éclata de rire, puis tendit à Evren un pot contenant un liquide blanc.

— Bois, ça soulage.

Evren hésita, mais il lui fit un signe de tête encourageant. Elle porta à ses lèvres le récipient et but quelques gorgées de liquide.

— C'est... c'est du lait ? On dirait du lait.

— Oui, du lait de chèvre.

Evren n'avait jamais bu que du lait maternel. Dans sa tribu, on ne buvait pas le lait des animaux. Celui-ci d'ailleurs avait un goût plutôt aigre. Il avait néanmoins le mérite d'apaiser la brûlure sur sa langue. La jeune fille en prit une seconde gorgée et pensa à sa mère. Elle ne l'avait pas vue depuis ses six ans. C'est à cet âge là qu'on sépare les enfants du reste de la tribu, afin de leur apprendre à vivre par eux-mêmes, comme des êtres de la forêt et non comme les enfants d'une femme ou les membres d'un groupe. Chez les bayas, on considère les lois humaines complexes et relatives, aussi ne peuvent-elles être apprises que bien plus tard, à l'âge adulte.

— Tu as l'air songeuse, remarqua Ravi, ça va ?

Evren revint à la réalité. Elle tendit au garçon le pot contenant le lait, puis posa ses avant-bras sur ses tibias.

— Je pensais à mon enfance, à chez moi.

— C'est où chez toi ?

Ravi observait la jeune fille, puis eut soudain un mouvement de recul.

— Oh mon dieu !

— Que se passe-t-il ? S'écria Evren en se redressant face à un danger invisible.

Elle ignorait qu'à cet instant, pour Ravi, c'était elle le danger.

— Tu es une baya!

— Tu connais ma tribu ! S'exclama la jeune fille avec enthousiasme.

— Les bayas sont des démons... balbutia Ravi.

Evren eut un rire nerveux.

— Tu plaisantes ?

— Je ne plaisante pas ! J'ai reconnu les tatouages sur tes avant-bras ! Au début je ne les avais pas vus parce que... mais bref ! Tu es une baya...

Le garçon reculait malgré lui. Evren demeura interdite.

— J'ai rencontré une baya et que j'ai survécu, pensa-t-il tout haut.

— Pour le moment seulement ! répondit Evren en faisant une grimace. Tout ceci était grotesque.

Mais Ravi afficha un regard terrifié et bascula en arrière en tentant d'échapper à la jeune fille.

— Je t'en supplie asuna, épargne-moi !

— Asuna ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Si je te le dis tu jures que tu me laisseras la vie sauve ?

La jeune fille leva les yeux au ciel puis acquiesça.

— Ça veut dire esprit malfaisant.

Evren était abasourdie. Les bayas ? Des démons ? Comment était-ce possible ? Sa tribu n'avait presque aucune relation avec le monde extérieur.

— Explique-moi tout de suite pourquoi tu dis ça.

Ravi mit ses deux mains en avant, comme pour se protéger. Lorsqu’il vit qu’Evren n’était pas vraiment une menace, il poursuivit:

— Il y a eu une attaque à Latamshah — c’est là où je vis — l'été dernier.

Le garçon poursuivit, le regard sombre.

— On raconte qu'un groupe de plusieurs jeunes femmes sont arrivées en villes à la nuit tombée et sont entrées dans le quartier des plaisirs. Elles étaient nues comme toi, et les bras tatoués de la même manière.

— Comment le sais-tu ? Tu n'y étais pas.

— Leurs tatouages ont été copiés et affichés partout dans la ville après le massacre.

— Le massacre ? Evren sentit son coeur faire un bond dans sa poitrine.

— Les bayas ont décimé tout ce qui vivait : les prostituées et les hommes qui étaient avec elles. On dit qu'elles ont des pouvoirs surnaturels et que personne ne peut leur échapper !

La jeune fille se décomposa.

Elle songea tour à tour à celles qu'elle avait connues avant de fuir sa tribu avec sa grand-mère : ses amies, ses soeurs, ses tantes... C'était tout bonnement impossible. Ravi devait se tromper.

— Je ne te crois pas. Les membres de ma tribu ne sont pas comme ça. Quand j'étais enfant, je les connaissais tous très bien, et aucune des bayas n'aurait pu faire une chose pareille.

— Peut-être que ça a changé.

La jeune fille posa son regard sur le garçon.

— Comment ça ?

— Tu as quitté ta tribu il y a plusieurs années n'est-ce pas ?

— C’est vrai, mais...

— Qui sait ce qu’est devenu ton clan ? Peut-être ont-ils besoin d’argent ? Ou tout simplement ont-ils décidé de faire la guerre.

En guerre ? Elle se souvint de la nuit où elle et sa grand-mère avaient fui. Tout ce qu’elle savait, c’était que les ahbads, un peuple voisin allait attaquer la tribu. Avaient-ils gagné ? Et s’ils avaient vaincu les bayas ?

La jeune fille était abasourdie. Elle s'allongea sur le dos et posa ses mains à plat sur son visage. Les yeux ouverts, elle voyait la lumière du soleil à travers ses doigts.

Jamais auparavant ne s’était-elle sentie coupable. Mais si son peuple avait eu besoin d'elle ? Elle, elle était partie. Tout simplement partie. De véritables larmes envahirent ses yeux.

— Mon peuple...

Ravi fit un mouvement vers la jeune fille, puis se ravisa. Il se contenta de l'observer, l'air désolé, sans savoir quoi répondre.

Evren se leva quelques minutes plus tard, l’air décidé. Elle planta ses yeux rougis dans ceux du garçon.

— Emmène-moi jusqu'à ta ville, je dois m'assurer que ce que tu dis est vrai.

— Je suis désolé pour toi, mais je t'assure que c'est vrai.

— Je comprends, mais j'ai besoin d'y aller.

— Pourquoi ne vas-tu pas plutôt voir ton village ? demanda-t-il.

Evren le fixa sans ciller. Elle n'exprimait aucune émotion, simplement une intense réflexion.

— J'aimerais m'y rendre, fit-elle, mais ma grand-mère m'a fait jurer de ne jamais y retourner. Elle me répétait que ma vie serait solitaire et que je devais l'accepter. Je n'aurai jamais de compagnon, jamais d'enfant : je suis une baya, et ma place est dans la forêt.

— Pourquoi me suivre en ville dans ce cas ? Pourquoi ne pas rester dans la forêt et obéir au voeu de ton aïeule ?

— Chez nous, lorsque quelqu’un blesse un autre membre du clan, ou lui cause du tort, c’est toute la tribu qui est responsable. Si mes soeurs ont tué, j’en porte aussi le fardeau. C’est pour cela que je dois y aller, pour assumer ma part de responsabilité.

— Mais enfin, c’est ridicule, tu n’étais même pas là !

— C’est bien là le problème.

— D’accord, je vais t'emmener, assura Ravi après une courte hésitation, mais tu vas d’abord m’aider à trouver un tigre blanc. Moi aussi j'ai une dette à payer.

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