Émergence des sens

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J’ai dû m’assoupir. À moins que je ne me sois évanoui. La musique s’est tue. Un bip répétitif perturbant a pris sa place. Trois Do, trois Ré, trois Mi, puis la séquence recommence, Trois Do, trois Ré, trois Mi. Il m’est toujours impossible de bouger le moindre muscle, et je ne vois strictement rien. Je suis probablement tétraplégique. Une commotion cérébrale pourrait expliquer ma cécité.

--- Vous voici de retour parmi nous, UCS-1137.

La voix d'Angela résonne à nouveau, cette fois-ci avec une intonation plus autoritaire.

--- Concentrez-vous sur la séquence de notes. Cet exercice va nous permettre de réadapter votre audition.

Trois Do, trois Ré, trois Mi…

--- C’est très bien, encore un petit effort, nous y sommes presque.

Cette fois, la voix d’Angela ne me parvient plus des méandres de mon cerveau, mais à proximité, je dirais deux ou trois mètres tout au plus.

Trois Do, trois Ré, trois Mi…

--- C’est parfait, vos canaux auditifs sont maintenant parfaitement synchronisés avec les flux d’infosphère.

Je ne comprends strictement rien aux élucubrations de mon assistante de transition. Mes maigres efforts semblent la satisfaite, et si nous en avons fini avec la séquence de notes entêtantes, je lui suis reconnaissant de m’offrir ce répit. L’étrangeté de ses propos attendra que mes forces reviennent.

Angela lit dans mes pensées, c’est effrayant. Elle reprend de sa voix rassurante.

--- Vous n’êtes pas tétraplégique, UCS-1137, et encore moins aveugle. Soyez patient, faites-moi confiance, vous allez retrouver peu à peu tous vos sens et toutes vos facultés. Nous allons faire un exercice qui va stimuler votre proprioception. Nous allons commencer par les doigts de la main gauche. Sentez-vous quelques picotements sur le pouce ?

Je sens effectivement des picotements poindre sous l’extrémité de mon pouce gauche. Puis une séquence s’est mise en place. Les picotements ont transité du pouce vers l’index, puis vers le majeur, l’annulaire et l’auriculaire. Et les séquences bouclées se sont enchaînées.

--- Très bien, cela va être un peu long. Pour passer le temps, je vais essayer de vous aider à retrouver la votre mémoire.

Je sens l’extrémité de mes doigts. Une euphorie indescriptible me gagne. J’aurais vendu mon âme pour retrouver toute forme de mobilité, même partielle. Et que dire de la vue.

--- Concentrez-vous maintenant sur vos souvenirs. Vous avez évoqué une maison au-dessus de l’océan Pacifique. Sauriez-vous identifier la ville la plus proche ? demande Angela.

J’ai beau me concentrer, mes souvenirs restent des fragments dispersés sous la banquise. Je ne sais pas où aller forer mes carottes mémorielles. Mes pensées s'obstinent à se fixer sur la côte, les vagues qui se brisent, l'air salé et la façon dont la lumière se dissout dans l’onde marine.

San Francisco ? Je teste les syllabes. Le nom me parait étranger, pourtant il déclenche quelque chose : le brouillard qui rampe sur les collines, les câbles des tramways qui grognent comme des bêtes de somme. Ou était-ce Los Angeles ? L'immensité des autoroutes, les enseignes au néon qui saignent dans la brume océane... La chaleur de San Diego ?

--- Laissez vos souvenirs affleurer naturellement, prenez le temps de les apprivoiser, me conseille-t-elle, de son ton directif et encourageant.

Mais qui y a-t-il de naturel à forer en aveugle une banquise ?

--- Laissez-vous complètement aller, abandonnez-vous, m'intima-t-elle. Imaginez la sensation du sable sous vos pieds. Froid ? Chaud ? Fin ou grossier ?

J'obéis, et soudain, ça y est : une plage. Venice Beach. Le boardwalk s'étend à perte de vue, pris d’assaut par des artistes de rue et des vendeurs qui proposent leurs babioles artisanales. Un détail précis me rend sûr de moi. Une nuit d’été, quelqu’un, une jeune femme, m’a donné sur cette même plage de Venice, au pied d’un arbre mort flottant que la tempête avait planté dans le sable, un objet étrange qu’elle a sorti de l’océan. Une petite sphère en verre qui contenait une substance vaporeuse. Et ce cadeau unique, je le sens dans mes tripes, a été la clé à la fois de mon bonheur et de mon malheur. Elle est là, cette sphère anodine, dans mon esprit, nette comme une photographie.

Angela a placé dans la paume de ma main une petite sphère lisse, parfaite. Je la sens vibrer imperceptiblement. Une silhouette familière et pourtant évasive, se dessine furtivement, un simple reflet sur le verre soyeux que mes neurones épuisés imaginent. Et, peu importe si je rêve, je sens des larmes enfin glisser des commissures de mes yeux aveugles. Je voudrais tant me souvenir.

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