Oxygène
Mon existence est neutre, commune. Mes proches disent même molle, presque futile. Je regrette quelques fois mes choix, y compris et surtout ceux qui m’ont poussé vers ce cercle de potes. Je me perds entre eux, erre, étouffe lors de leurs poussées de frivolités. De temps en temps donc, je regrette mes choix.
Je me perds, toutefois. Désolé, les mots ne sont guère mon violon d’ingres.
Reprenons vers le début. Je vis seule et je suis seule. Un logement désuet, décoré en quelques mots : bleu, gris, froid. Je suis trop souvent crevée pour repeindre les murs, encore moins vernir le comptoir de cuisine.
Mon boulot est ennuyeux, pénible même. De jour, comme de soir, voire de nuit, lorsque mon supérieur est énervé ; je trie des dossiers, décompte les entrées, recompte les sorties économiques, bref, j'erre sur Excel. Seulement, vous voyez, ce boulot règle le loyer, donc je le conserve et tous les jours même chorus. Métro, boulot, dodo.
Deux-trois jours plus tôt, un trémolo. Un trop plein, le truc bête. Un mug de thé renversé, une pile de trieurs plein de chiffres et de relevés, le hurlement du métro, un inconnu qui me toise… Trop c’est trop. Quelques fois, une bonne bouffée d’oxygène libère l’esprit.
Mon boss prévenu, une proche informée (toujours utile si un pépin survient), je me suis éloignée. Loin du bruit, des gens et des voitures. Pour un week-end s’entend. Des gens quittent tout en deux temps trois coups de destin, reste que je ne figure en leur sein. C’est impossible pour moi. Invectivez-moi donc, injuriez-moi si les mots consolent votre existence homologue, je m’en fiche. Je viens pour conter un truc survenu le soir venu.
Les roues ont glissé sur le bitume. Du son indé, du repos tout en longueur, le goudron tiède sur des kilomètres. Je fis un stop près des bois, juste pour un plein, une bouteille, une pomme et un Fujifilm. Pour les souvenirs, ce truc fut pour moi un bon choix, bien qu’il ronge encore mes nuits. J’y viens, inutile de me presser.
Lorsque je fus rendue, je pus respirer. Une bonne bouffée d’oxygène pure, bercée des senteurs boisées de pins et d’épinettes. Mon pick-up troqué pour un vent de liberté, je fis un peu de trekking. Une pincée de kilomètres en plein milieu des bois, entourée de corneilles mélodieuses. Si vous vous êtes retrouvés une fois loin de tout, vous pouvez sentir l’odeur de l’humus.
Rien que de l’écrire, je revis encore ce moment. Un délice.
Bref ! Je dépense bien trop d’encre entre ces lignes.
Je suivis une rivière pour enfin rejoindre l’immense loch de cette gorge sylvestre. Les piquets enfoncés, mon tipi de fortune monté, je pus enfin souffler. Je me souviens m’être trempée les pieds, puis le corps entier. Nous étions tout juste en été et bien qu’un peu froid, le bécot liquéfié m’offrit une bonne demi-heure de rêverie. Je pris bien des photos, lu un bon livre et plus simplement : revis.
Enfin, le soir vint, puis l’obscurité. Mes extrémités engourdies entretinrent le feu de bois un bon moment. Je pus contempler l’ivresse des étoiles, observer mon environnement, pleinement reposée. Lorsque le feu ne fut plus que cendres, je m’endormis sous le tipi.
Depuis cette nuit, mes pensées s’y perdent. Entre le textile synthétique, l’étreinte du duvet et le souffle gelé. Je ne me souviens de rien, sinon de m’être réveillée reposée, l’esprit quiet et détendu. Dès le soleil levé, je fis demi-tour, un brin morose.
Bisou liberté, bonjour le bruit, les cris des véhicules, le souffle du peuple. Le repos fut de courte durée. Bien vite revoici le chorus : métro, boulot, dodo. Métro, boulot, sortie, dodo…
Puis vinrent les photos…
Hier soir, pour être précise. Le préposé n’est guère pressé pour ce genre de chose. Cinq jours que je poirote. De nos jours, qui prend encore des photos pelliculées ? Moi, de toute évidence.
Le fondement posé sur un siège, mes yeux les ont contemplé. Le moindre cliché est une promesse de liberté. Excepté pour deux d’entre eux.
Derrière une photo d’une étendue liquide, rendue dorée sous le doigté du crépuscule, mes yeux tombèrent sur… moi. Un cliché où je suis endormie sur le sol rugueux du tipi, un poing crispé, le deuxième serré contre mon buste. Le deuxième cliché est plus éloigné, toujours lorgné sur mon corps somnolent.
Le souffle du vent… gelé et moite… Cette nuit…
Ces deux photos ne sont de moi. Or, elles viennent du celluloïd, de cette nuit précisément… Donc…
Je me suis levé brusquement. Mes yeux, un moment, une brève seconde, se sont perdus hors de mon logis, vers le hublot qui me sert de fenêtre. Je ne peux rester ici.
Cette sentence, mes lèvres l’ont prononcé de vive voix. En ce moment, les mots débordent encore de mon gosier. Posée chez une des seules proches ouvertes d’esprit, mon PC connecté, je me sens obligé de conter cette expérience.
Les flics sont prévenus, les photos cédées. Peu d’espoir d’en retrouver le… le concepteur, surtout en pleine brousse. Reste qu’elles m’obsèdent, me renvoient vers cette nuit. J’espère ne plus expérimenter un tel effroi…
Mon conseil, si un jour vous rêvez de votre bouffée d’oxygène : Veuillez être sûr(e) de demeurer seul(e) lorsque vous penserez l’être. Quelques fois, les monstres n’ont guère besoin d’être difforme pour vous poursuivre de leur ombre.
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