Chapitre 7.5 - La géante qui aimait les trésors

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Mamounette et ses enfants dispersèrent la bande de carnivores, apportant le chaos auprès du fleuve ; tout se fondit dans une farandole de cris et de dents, un festival de couleurs dans lequel dansaient les prédateurs et les proies, rugissaient les blessés et les futurs cadavres, gloussaient les oiseaux perdus dans leurs valses de plumes. Diogon regardait la vie quitter les véloces-dentus, éloignés de leur bande par les manœuvres expertes de la géante-à-plumes, puis mis en pièces par les trois petits sauriens aux langues roses.

Il saisit, alors, au plus profond de son esprit, la vérité assénée par Yaga, et il la comprit, pour la première fois ; pour la première fois, il toucha du doigt ce qu'il avait refusé d'entrevoir jusqu'alors, cette toile de rapports de force qui sous-tendait la vie de chacun, cette danse de mort qui tuait et dévorait, forçant chacun à se nourrir, à commettre ce mal que Diogon ne parvenait pas à se pardonner. Sous ses yeux, les mâchoires de ces géants écailleux, leurs yeux emplis de bonté ou de haine, la terreur de leurs proies qui venaient de payer cher leur banquet, et même le cadavre du pauvre grand-cou maculé d'écarlate, tout cela prit son sens dans un éclair de lucidité, et Diogon, portant les doigts à ses propres canines, ces doigts qui avaient déjà arraché une vie, ces dents qui en arracheraient d'autres, réalisa enfin ce que Baba Yaga avait tenté de lui dire. La mort n'était qu'un visage de la vie, un visage parmi tant d'autres. Et un visage dont la beauté lui apparaissait à présent, dans la fierté de Mamounette qui voyait ses petits devenir forts, dans la joie de Soleil, Ciel et Vent qui apprenaient à survivre, dans les voltes et les chorégraphies des oiseaux charognards qui attendaient leur tour.

Et dans l'approbation qui transparaissait sur la face étrange de son nouveau voisin.

– Salut, dit le saurien au cuir écailleux, en faisant claquer son gros bec cornu.

– Bonjour, répondit Diogon en se demandant s'il convenait mieux de partir en courant, ou de se montrer aussi poli qu'à l'accoutumée.

Le reptile le surplombait largement ; son énorme tête couronnée d'une collerette d'écailles, ornée de trois cornes menaçantes, aurait presque pu rivaliser avec celle de Mamounette. Il marchait sur quatre pattes, solide et fier ; sur son corps puissant maraudaient de petits lézards ailés, grignotant les parasites de sa peau épaisse.

– Vous êtes un grand-piquant ? demanda poliment Diogon.

Tout là-haut, les petits yeux vifs du saurien se plissèrent, l'auscultèrent, le décortiquèrent, puis le pesèrent comme un homme quantifie un insecte.

– Un grand-cornu. Je reconnais que pour un étranger, ça peut se confondre, mais tout de même. Je vais tâcher de ne pas être vexé.

Son regard alerte se porta sur la scène de massacre qui se déroulait au loin.

– Héhé, regarde la technique de chasse de Mamounette. Elle fonce dans le troupeau, ramène un individu vers ses petits, qui s'occupent de le trucider. Il n'y a qu'elle pour copier les tactiques des véloces-dentus.

– Vous connaissez Mamounette ?

– Nous nous côtoyons depuis très longtemps. Qui ne la connaît pas ? Même dans la plaine, les ragots vont bon train. Les mâles géants-à-plumes jouent déjà au plus fort, pour savoir qui aura l'honneur de lui faire pondre sa prochaine couvée. Et tous les jeunes convoitent déjà la jeune Ciel.

Un immense sourire entrouvrit son bec, illuminant sa grosse tête cornue.

– Quand à Soleil et Vent, les pauvres petiots, je n'aimerais pas être à leur place. Avec toutes les groupies qu'ils ont déjà, ils se feront étriper au moins aussi vite que les prétendants de leur mère et de leur sœur.

– L'amour n'existe-t-il donc pas ici-bas ? demanda Diogon, pour qui ce mot avait un goût étrange et un sens plus que lointain – mais il lui semblait que chez les hommes, il était plus fort que tous les autres.

– L'amour ? répéta le grand-cornu en élargissant encore davantage son sourire reptilien. Oh, si, bien sûr, mais il n'a jamais rien à voir avec les couples qui se forment. Il faut choisir un partenaire pour les qualités qu'il transmettra aux petits, pardi, pas pour la joie qu'il nous apporte. Chacun joue au plus fort, au plus tendre et au plus aimant, mais lorsque l'acte est passé, il n'en reste plus rien. Il n'y a bien que les véloces-dentus pour vivre en couples indissociables… Il faut au moins leur reconnaître ça. Voyons, d'où sors-tu pour être aussi ignorant des choses de la vie ?

Il y eut un silence. Diogon, yeux baissés, cherchait une réponse dans les plantes à feuilles grasses qui couvraient cette terre si étrange.

– De loin, manifestement… De très loin.

– Regarde Mamounette, continua le saurien en désignant la géante-à-plumes qui fonçait à travers les volutes d'oiseaux, poussant un véloce-dentu vers eux. Qu'aurait-elle bien pu avoir, comme progéniture, avec un herbivore tel que moi ?

Diogon, surpris, leva ses yeux en amande vers le grand-cornu. Un voile rêveur faisait reluire sa pupille.

– Et pourtant, je n'ai jamais connu un plumeux et un cornu qui aient été plus proches que nous deux. Souviens-toi de ceci, mon ami : il faut savoir dissocier la reproduction de l'amour. Il n'y a nul rapport entre les deux. Nous les sauriens, nous le savons bien.

Comme si elle avait capté les songes qui voletaient au fond des iris du grand-cornu, Mamounette, au loin, s'immobilisa soudain et leva le cou vers eux. Plantée avec force sur ses deux pattes titanesques, l'écaille rutilante et la mâchoire féroce, un océan de plumes chatoyantes scintillant le long de son échine, même Diogon lui accorda une certaine beauté. Elle leva les yeux vers le colosse de force et de patience qui se dressait à ses côtés. En silence, si loin l'un de l'autre mais si intimes soudain, la géante-à-plumes et le grand-cornu s'étudièrent, entremêlèrent leur regard avec la délicatesse de deux fils brodés d'émotions. Puis le grand mâle baissa la tête dans un salut plein de déférence. Il fit doucement demi-tour, puis s'éloigna de son pas de montagne, une montagne qui a appris à marcher.

Diogon, saisi par cet échange muet, le regarda s'éloigner dans la plaine ; son échine couverte de lézards au long bec et d'oiseaux écailleux, il traversa une nuée de petits-volants avant de s'y effacer, d'y disparaître comme un rêve.

– DIOGON !

Le mugissement féroce de Mamounette le fit sursauter ; il fit volte-face et se trouva face à un véloce-dentu qui détalait vers lui, fonçant dans sa direction.

– Saute-lui à la gorge, Diogon ! rugit la géante-à-plumes avant d'écrabouiller net l'un de ses cousins.

– Je ne sais pas comment faire ! s'exclama-t-il en prenant la mesure de ce qu'elle lui demandait, et pour la première fois Mamounette lut de la peur dans ses beaux yeux de tout-poils. Je ne suis pas comme vous !

Le véloce-dentu, qui était plus à la fuite qu'à la chasse en cet instant, effectua un large crochet afin de le dépasser et de s'enfuir vers la forêt. Dans son sillage se traçait un canevas d'empreintes ensanglantées.

– Je ne suis pas comme vous…

L'odeur du sang frais pénétra dans les narines de Diogon. Il emplit sa gorge, sa poitrine, fit enfler son cœur soudain trop petit pour autant d'émotions. Son ventre se remit à gronder comme un damné, réclamant la chair, réclamant la mort.

Lorsque le reptile au manteau de plumes le contourna, pataugeant dans ses propres entrailles, Diogon bondit.

Ils tourneboulèrent ensemble, roulèrent sur les rochers et les plantes, le dos puissant du bipède se confondant avec l'échine serpentine de sa proie. Puis Diogon, le regard fou, l'esprit enfiévré, planta ses canines dans la gorge, effeuillant les plumes et perçant la chair élastique du véloce-dentu.

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