Chapitre 9.5 - Le chien qui haïssait son maître

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Lorsque le cercle des guerriers, lances toujours tournées vers le cœur de la bête, l'amenèrent au centre du campement, auprès du grand feu, les femmes, les enfants et les chasseurs plus expérimentés vinrent se rassasier de son étrangeté, et le chef l'examina.

Le chien ne détestait pas Pishkol. Il aimait bien son visage. Il aimait bien les hommes aux traits un peu plus atypiques que ceux d'Elissi, qui étaient droits et séduisants. Désespérants de platitude. Comme toutes les bêtes, le canidé n'avait cure de la beauté ; mais il avait l'œil sur les petites caractéristiques de chacun, qui en disent énormément quand on sait les déchiffrer. Et le sage Pishkol, avec son visage aussi large et carré qu'une bûche bien coupée, d'où saillait un nez digne d'une figure de proue, respirait le charisme et l'intelligence.

Et puis le chien aimait bien sa barbe et sa moustache ; on aurait dit de longues ailes poilues battant au vent. C'était toujours distrayant à regarder.

– Qui es-tu ? interrogea l'homme, tournant autour du colosse dont il n'atteignait que le ventre.

Doux et patient, regard baissé vers lui, celui-ci répondit de sa voix d'humain :

– Je suis Diogon. Je suis une statue.

– Nous ne connaissons pas ce mot. Utilises-en un autre.

– C'est un ours ! lança un chasseur.

– Si ça c'est un ours, alors tu n'es qu'une fourmi, répliqua un autre.

– Tu sais ce qu'elle te dit la f…

– Silence, tonna Pishkol.

Diogon paraissait pensif.

– Je suis… je suis ce que mon créateur a voulu que je sois. Je tiens du taureau, de l'ours et du lion. Et de l'homme.

– Où as-tu appris notre langue ?

– Qui est ce créateur ? Est-ce l'un de nos dieux ?

– SILENCE !

– Tous les humains parlent avec la même langue, répondit doucement Diogon. Les animaux aussi, même si vous ne les entendez pas.

Un jeune homme, presque encore un enfant, cracha sur le sol.

– Les animaux ne parlent pas. Ils n'ont rien d'intéressant à dire.

Le chien, posté avec vigilance aux pieds de ce géant qui ne lui voulait pas de mal, leva les yeux au ciel. Il aurait bien voulu, lui, avoir son mot à dire sur les sempiternelles conversations à base de silex, de bois et de chasse, des hommes du clan.

Sans rire, ils avaient au moins cinq termes différents pour parler d'une même pierre.

– Et mon créateur n'était pas un dieu. C'était un homme, et il est mort.

Tout là-haut, les pupilles de Diogon s'étrécirent d'un seul coup.

– Je vous conseille de me laisser m'en aller, si vous ne voulez pas mourir également.

Une vingtaine de lames se braquèrent aussitôt vers son torse.

– Une menace ? dit calmement Pishkol.

– Un avertissement, répondit la bête en courbant la nuque. Je suis maudit. La mort passe toujours après moi.

Un grand chaos de cris éclata alors auprès du feu. Le chien n'en était guère surpris ; il avait déjà eu l'occasion de voir comme la peur attaquait vite les cœurs de ces gens, aussi superstitieux que crédules. Pishkol donna quelques ordres puissants, et en moins de cinq minutes le brouhaha s'engloutit dans le silence.

– Que les femmes emmènent leurs enfants, dit-il encore.

Celles-ci s'éloignèrent à pas tremblants, serrant leurs petits nus dans leurs bras, les ramenant à leurs huttes.

Une seule resta, les yeux étincelants de colère, au milieu des hommes.

Toutes les femmes, Lobeh.

Le beau visage de l'adolescente se crispa ; elle pointa un doigt agressif vers Elissi, pantelant, qui se tenait aux côtés du chef avec ses coéquipiers.

– C'est à cause de lui ! Ce salopard a ramené le malheur au village !

– Lobeh. C'est à ton compagnon que tu t'adresses ainsi. Tu lui dois respect et obéissance.

– Tout le monde sait que c'est une enflure ! Il préfère se pavaner avec ses captures plutôt que prendre soin des siens, comme un paon un peu moins bête que les autres qui a le toupet de se croire indispensable !

Des chasseurs, mal à l'aise, dansaient d'un pied sur l'autre face à la dispute conjugale qui fonçait sur eux à grande vitesse ; d'autres riaient ouvertement d'Elissi. Bouillant de rage, celui-ci crispa le poing gauche – le droit, amorphe et sans vie, pendait à son flanc dans le sang de son épaule.

– Ne me parle pas ainsi. Qui va profiter de la belle fourrure de l'ours que nous avons tué ? Qui va se rassasier de sa viande et lustrer ses cheveux avec sa graisse ?

– Certainement pas moi ! hurla la jeune fille. Pas en sachant que si vous lui aviez laissé deux secondes supplémentaires, il aurait réussi à te tuer !

Pishkol ouvrit la bouche ; mais même cet infime mouvement, qui d'habitude suffisait à faire taire les plus téméraires des jeunes, ne coupa pas la chique à Lobeh. Elle lui vola la parole et le prit à témoin avec un culot que même le chien se sentit obligé d'admirer.

– Non mais regardez-le ! Il se croit tout permis parce qu'il a l'honneur de diriger deux-trois chasses par lune ! Quelle idée de ramener une créature aussi dangereuse !

– Tu… articula Elissi, sur le point de cuire dans sa propre haine.

– Imbécile ! Même moi je sais qu'il vaut mieux tuer d'abord et regarder après ! Ou laisser filer la proie ! Ben oui, mais le grand Elissi ne peut pas laisser partir un animal, n'est-ce pas ! Non, il faut qu'il le capture avec ses petits bras musclés ! Que se serait-il passé si cette bête avait dévoré le clan entier ? Elle peut encore le faire ! Que se passera-t-il si cette… malédiction frappe réellement ?

– Hors de ma vue, espèce de petite conne !

– Tu auras condamné la tribu entière ! Sale…

– Rentre chez nous et ne t'avise plus d'ouvrir la bouche avant que je te bâillonne ! gronda Elissi. Garce incapable d'obéir ! C'est moi le chasseur ici, pas toi ! Je ferais mieux de te tuer et de prendre une autre femme ! Tu es une plaie pour le clan entier !

– Eh bien fais-le, vas-y ! Viens me trucider, c'est ce que tu fais quand on refuse de t'obéir, n'est-ce pas ? Ton loup jaune ne compte plus les coups que tu lui as donnés ! Je préférerais m'accoupler avec lui plutôt qu'avec un porc dans ton genre !

Elissi s'avança vers elle, l'œil terrible, la mâchoire crispée, les muscles bandés sous la ceinture qui comprimait sa plaie ; il leva son bras valide et lui asséna une gifle monumentale. Sa compagne vacilla sur ses chevilles fines, se mit à tituber, porta une main à sa joue marbrée d'écarlate.

Les yeux de Pishkol, gris et inflexibles comme l'acier, observaient la scène sans mot dire.

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