Chapitre 9.7 - Le chien qui haïssait son maître

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– Regarde ce truc, c'est un sexe d'humaine. Oui, ne fais pas ces yeux-là, puisque je te le dis ! Maintenant, tu sais à quoi ça ressemble. Franchement, quels dieux exigeraient une représentation aussi inutile ? Il n'y a bien que les hommes pour avoir eu cette idée. Ils sont obsédés par tout ça.

– Par tout ça quoi ?

Comment un colosse de plus de trois mètres de haut pouvait-il se montrer aussi innocent ? Cela dépassait l'entendement.

– Eh bien tout ça, l'accouplement, la mort, la bouffe, l'accouplement, la mort, la bouffe. Ils ne pensent qu'à ça. Cette grotte est la preuve que leurs ancêtres n'étaient pas mieux. Regarde les chevaux qui courent sur ces parois : de la nourriture. Et les espèces de machins censés représenter des hommes : la chasse. Le combat. Les ours et les lions des cavernes qui les étripent joyeusement : la mort. Et parfois, des morceaux de femmes qui se baladent dans les coins, et pas les plus intéressants en plus. L'accouplement.

– Les hommes sont-ils réellement ainsi ? demanda Diogon qui avait l'air perdu. Pourquoi les animaux ne le sont-ils pas également ?

– Je n'en sais rien. Mais aucun de nous n'aurait représenté de telles choses. Les arbres et les feuilles de la jungle, oui, les rochers du désert aussi, les espèces voisines et les jeux dans les bois, sans doute, mais pas ça. Peut-être qu'avant les hommes et nous étions semblables, mais qu'en cessant de nous écouter ils se sont éloignés de nous… Peut-être que c'est l'inverse ? Que nous étions comme eux avant de nous mettre à marcher à quatre pattes ?

– Je suis censé tenir de l'homme, dit lentement Diogon, mais je hais les hommes, et je ne partage pas ces pensées.

Comme pour le contredire avec malice, son ventre se mit à gronder bruyamment.

Le chien vit le visage de Diogon se décomposer, prendre un air malheureux qu'il ne comprit pas.

– Ne t'inquiète pas. Ils nous nourriront à l'aube. Mais si tu peux, garde tes crocs pour Elissi. Il les mérite plus qu'un pauvre ours tué dans la forêt.

– Je ne…

Des voix fortes, des voix d'hommes, ainsi que des pas fébriles les interrompirent soudain. A l'autre bout du tunnel, là où le ciel clouté d'étoiles scintillait doucement, débouchèrent deux chasseurs. Ils avaient posé leurs masques de chasse ; leurs visages étaient nus.

– Le malheur va s'abattre sur nous. Toi aussi tu l'as entendu parler de sa propre malédiction.

– Arrête. C'est pas une sorte d'ours noir, même deux fois plus haut que les autres, qui va nous boulotter pour son quatre-heures.

– Mais cette bestiole que tu tiens, là ! C'est quoi ça ? Hein ? C'est lié. J'en suis certain.

– C'est pas un animal. C'est juste un… une chose que quelqu'un a fabriqué. Et ce quelqu'un lui a cousu des peaux de bêtes sur le dos. Justement pour donner l'impression que c'est vivant.

– Et ça, c'est pas bizarre ? Si c'était normal, Pishkol n'aurait pas demandé à ce qu'on l'amène ici, avec la bête maudite.

– Il pense que c'est un signe des dieux. Moi je pense comme lui : faut pas laisser traîner ce genre de choses dans le camp. On verra ça demain. Quand il fera jour et que les démons seront retournés dans l'ombre. Les dieux peuvent bien attendre quelques heures pour qu'on décrypte leurs signes étranges.

Ils débouchèrent au niveau de Diogon, assis contre la paroi, et du chien couché dans son ombre. Leurs pas résonnaient dans l'obscurité étroite de la caverne.

– On vous amène de la compagnie. Vous avez pas intérêt à bouger.

Le colosse de jais leva les deux bras. Des cordes mordaient ses avant-bras puissants, comprimant leur chair et brisant les miroitements nacrés de son pelage. Elles le maintenaient immobile, son dos pressé contre la pierre ; chacune était nouée à des excroissances rocheuses, situées trop loin de lui pour qu'il puisse espérer les défaire.

– Je ne risque pas de bouger, dit-il avec une once d'ironie.

– Ouais, bah c'est très bien comme ça, rétorqua l'un des deux en déposant tout près un objet à la silhouette étrange. Touchez pas à ça non plus. Ce truc n'a pas l'air de bouger, mais qui sait, il se pourrait qu'il vous morde.

Les deux hommes s'éloignèrent à nouveau, l'un riant à gorge déployée ; mais c'était un rire empli du soulagement d'avoir déposé son fardeau, et le chien sentit flotter sa nervosité dans la grotte, à pleine truffe.

Le silence referma ses mâchoires sur eux deux.

Sur eux trois.

– Pas trop tôt, grommela l'objet bizarre avant de s'ébrouer à côté du chien dans un concert de cliquetis.

Celui-ci fit un bond d'au moins cinq mètres.

Comme si cette voix avait donné vie à tout le reste, un mélange d'odeurs se précipita dans ses narines ; un bouquet fané, poussiéreux, de corps morts depuis longtemps. Un volatile – il n'aurait pas su dire lequel –, puis quelque chose d'apparenté aux fennecs du désert, et enfin une odeur chaude et feutrée qu'il ne connaissait pas. Et par-dessus tout cela, un étrange filigrane s'entremêlait aux autres, les tressant ensemble pour mieux les assembler. Quelque chose de dur, d'un peu âcre, qui avait emprunté ses notes à la partition du sang.

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