Chapitre 11.5 - Le garçon qui ne voulait pas devenir roi

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Le sable gonflait sous le soleil ; il ruisselait le long de la terre battue, pailletait le ciel dans de grandes giclées dorées. Comme un troupeau de bêtes hâlées et colossales, les porteurs martelaient le sol sur une ligne parfaite, amenant Khoufou et sa suite sur le plateau de Gizeh. La lumière faisait scintiller les ors et la soie de ses parures royales, lorsque le rideau effarouché par le vent laissait passer un éclat de ciel bleu. Son chien à gueule de chacal batifolait à ses pieds, bondissant aux côtés des esclaves trempés de sueur.

Silencieux au milieu des piaillements des concubines et des esclaves, Pharaon fixait le lointain de son regard noir aux paupières plissées. Des ourlets de verdure humide ondulaient à l'horizon, sur les rives du Nil.

Mais devant eux, il n'y avait que l'immense plateau désertique, sur lequel se dressait le squelette de la grande pyramide.

La lumière céleste changea doucement, à mesure que les bases de l'édifice se dévoilaient à eux ; bientôt, ce ne fut plus l'or du soleil qui plomba les épaules des artisans et des esclaves, mais le rouge sang du crépuscule.

Le cœur de Khoufou se glaça lorsque cette vision lui sauta aux yeux.

Un ciel écarlate en plein milieu de l'après-midi ?

Les concubines cessèrent de piailler. Les porteurs s'immobilisèrent un instant, oscillant sous la lourde masse qu'ils supportaient, avant de reprendre leur marche lente.

– Malédiction, murmura l'un de ces hommes au crâne rasé.

– C'est un signe des dieux, répondit un autre.

Khoufou le vit lever les yeux vers ce ciel plein de sang ; bientôt, tous l'imitèrent, nobles et Pharaon compris. Devant eux les attendait la pyramide en construction, écrasée de lumière.

Le jeune homme expédia une rapide prière à son protecteur divin lorsqu'il réalisa que ce n'était qu'une preuve de plus qui viendrait étayer l'argumentaire de ses opposants, qui viendrait apeurer le peuple et le placer, lui, en position de souverain maudit.

– Pourquoi, Khnoum ? Horus, Osiris ? Me suis-je trompé ?

Mais en lui, comme toujours, le ka de Pharaon ne fit que s'agiter sans mot dire, tel un animal, grossissant au même rythme que sa peur.

– Les voici déjà au travail, Pharaon, commentait obséquieusement le vizir de sa voix glacée.

Arpentant le sable chaud, rendu rouge par le ciel, les deux hommes contournaient la base de l'édifice titanesque, une cohorte de gardes impériaux derrière eux. Partout couraient les porteurs d'eau, les petits marchands de fruits, se faufilant au travers de la foule des concepteurs et des artisans. Des troupeaux d'ouvriers à moitié nus préparaient les rampes pour le passage des pierres de taille. Ecrasés de chaleur, ils aplanissaient le sable en pente douce, avant que des porteurs d'eau ne viennent l'humidifier selon les instructions des maîtres d'œuvre.

Khoufou faillit perdre son vizir, s'étant arrêté pour observer la scène ; cette technique si simple n'en était que plus extraordinaire à ses yeux. Mouiller le sable permettait à soixante hommes de déplacer des pierres pour lesquelles il en aurait fallu le double.

Mais pour certaines roches, la force humaine n'était pas suffisante. Sans les nephilims, envoyés par les dieux deux fois l'an, jamais l'Egypte n'aurait pu s'enorgueillir d'un tel chantier.

Il observa plus attentivement les ouvriers au travail, attelés en troupeaux par centaines, qui martelaient le sable telle une armée en marche. Derrière eux se mouvaient lentement les blocs de calcaire. Il savait, conformément à ses instructions, qu'ils étaient considérablement abreuvés, nourris, et disposaient d'un confort spartiate mais bien suffisant dans leurs tentes, au campement qui déployait son océan de tissus non loin.

Alors d'où venaient ces bruits qui couraient dans tout le royaume ? Ces mythes qui décrivaient des esclaves nus, fouettés par des colosses jusqu'à l'épuisement le plus total. Ces légendes qui faisaient de Pharaon un austère souverain, jouant de ses sujets comme de pions pour atteindre la gloire des dieux.

Le vizir parlait de manipulation politique, et Khoufou savait qu'il disait vrai.

Il leva les yeux vers les nuées rouges, avant d'emboîter le pas à son guide. Et maintenant, un ciel ensanglanté… A quoi jouaient les dieux ? Désiraient-ils voir sa tête tomber ?

Juste avant qu'ils ne parviennent aux nephilims, le jeune homme crut voir, au milieu de la foule, une immense silhouette toute de noir vêtue, comme une ombre immobile.

Elle disparut quand il cligna des yeux.

– Vois, Pharaon ! Ta gloire est en marche ! lança le vizir en étendant le bras vers les êtres qui se mouvaient devant eux.

Enchaînés aux traîneaux de bois qui allaient faire glisser les pierres, d'immenses djinns se dévoilaient dans toute leur splendeur.

Deux étaient sans doute envoyés de Sobek ; leurs gueules énormes se balançaient doucement, dodelinantes, au bout de leurs longs cous couverts d'écailles émeraude et obsidienne ; un autre était un immense oiseau aux plumes enflammées, fils d'Horus sans aucun doute. Et il y en avait encore d'autres… Bêtes à poils et à pelage, à crinière et à griffes, fils et filles d'Anubis, de Thot, de Bastet, de nombreux dieux majeurs qui protégeaient l'Empire depuis des millénaires, les nephilims étaient bel et bien de retour sur la terre des hommes.

Des ouvriers, de stature aussi puissante que les porteurs de chaise impériale, étaient postés de part et d'autres du troupeau gigantesque, armés de fouets. Mais Khoufou savait qu'ils n'auraient besoin que de les faire claquer dans le vide. Tout comme les chasseurs, chargés de les capturer, n'avaient qu'à les laisser venir à eux. Ces esprits se soumettaient d'eux-mêmes au joug des humains. Le souffle des dieux était en eux.

Khoufou regarda le grand taureau blanc planter ses sabots dans le sable humide, contracter ses jarrets puissants.

Puis le premier fouet claqua dans l'air chaud, lançant des vibrations cruelles vers les créatures des dieux ; les monstrueuses bêtes s'arc-boutèrent dans leurs liens, baissèrent leurs encolures étincelantes en fixant le sol ; petit à petit, le sable se froissa sous le lourd traîneau derrière elles.

Et centimètre par centimètre, les pierres de taille commencèrent à gravir les rampes de la pyramide.

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