Chapitre 11.9 - Le garçon qui ne voulait pas devenir roi

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*petite note aux lecteurs qui reprennent leur lecture ici * Depuis le début du chapitre 11, j'utilisais jusque-là le terme "chimères sacrées" pour désigner les statues du point vue égyptien. Faute de mieux, je m'en contentais. Mais en me replongeant dans mes recherches historiques (ah, wikipédia, quand tu nous tiens), je suis tombée sur des croyances qui conviennent nettement mieux à cette civilisation ! Ne vous étonnez donc pas quand vous verrez, à la place des "chimères", le terme djinns (esprits naturels ou divins, métamorphes) ou de nephilims (géants mythiques).

– Diogon, cette… cette dénommée Peau d'Âne, est-ce que tu l'aimes ?

Le frère d'Anubis haussa ses épaules puissantes, comme empli de découragement ; mais au fond de ses yeux brûlait l'espoir.

– Je ne sais pas. Mais je crois que je l'ai trouvée. Je cherchais quelqu'un… depuis le début. Et c'est elle que j'ai trouvée. (Un soupir.) Ça ne veut rien dire, n'est-ce pas ?

– Ça veut dire beaucoup, au contraire, répliqua la jeune fille qui agrippait toujours son bras avec obstination.

– Laisse-le, Apouit, dit Khoufou.

Le timbre de Pharaon était revenu dans sa voix. La fille du harem lâcha le géant sans mot dire, obéissant sans même s'en rendre compte. Khoufou se massa doucement les tempes, il tenta de faire abstraction du désordre qui s'agitait au pied de la pyramide, du char solaire en train de disparaître à l'horizon. Il lui fallait recouvrer son esprit divin, son esprit adulte, afin de comprendre et résoudre cette situation insensée.

– Diogon. Que fais-tu ici, d'où viens-tu ? Quelle est cette… amie statufiée que tu gardes avec toi ? Si vous n'êtes pas des dieux, êtes-vous des envoyés du ciel, des êtres mortels mais porteurs d'un message ?

– Ça fait beaucoup de questions, Pharaon, gronda Diogon. Je suis le frère des statues que vous enchaînez. Je vais là où elles vont. Je suis arrivé avec elles.

– Les statues ?

Par automatisme, les yeux d'Apouit et de Khoufou se portèrent sur les gigantesques sphinx de pierre qui gardaient l'allée inachevée de la pyramide.

– Pas celles-ci, celles-ci ne bougent pas, ou alors seulement quand vous ne regardez pas. Comme Peau d'Âne. Mais celles dont je parle sont différentes. Nous sommes différentes. (Sa voix changea pour se teinter d'une émotion indéfinissable.) Nous sommes vivantes. De pierre, de bois et de glace, nos corps ont changé pour s'emplir de chair et de sang.

Khoufou voulut dire quelque chose, mais un regard de Diogon l'arrêta net.

– D'où je viens ? Je viens de l'autre côté des siècles. J'ai vu des sorcières, des géants-à-plumes et des hommes qui ne connaissaient pas l'art du fer, qui vivaient dans des huttes.

Une certaine colère se mit à enfler dans sa voix.

– Et de l'autre côté des siècles, de l'autre côté de l'araignée, ces hommes vénéraient les créatures que vous enchaînez aujourd'hui. Ils les vénéraient alors que vous les traitez en esclaves.

La culpabilité mordit le cœur de Khoufou lorsqu'il comprit enfin. Son regard se porta sur les bêtes monumentales qui, loin en contrebas, trimaient encore dans le sable et la poussière. Un ours à tête de lion, plus noir que la nuit ; un oiseau de feu aux plumes brunes comme le bois ; une immense créature reptilienne aux multiples cous tendus sous l'effort qui faisait vibrer ses muscles. Et beaucoup d'autres. Comme ce puissant taureau blanc aux cornes en forme de lyre.

Après la culpabilité, le doute vint lui aussi prélever son dû entre les côtes de Khoufou. Ce taureau était-il réellement voué au peuple des Deux Egyptes ? Etait-il réellement cet esprit malin envoyé par Hathor ?

– Je n'en sais rien, Diogon, dit-il sans même se rendre compte que celui-ci n'avait jamais posé de question.

Sa voix était toujours celle de Pharaon, mais c'était un Pharaon inconnu de lui, un être sombre et sceptique qui cherchait à comprendre les invisibles mécanismes célestes. Un Pharaon qui, soudain, avait besoin de preuves.

– C'est ainsi depuis si longtemps que plus personne ne se pose la question. Ces créatures ont le souffle divin en elles. Ce sont elles qui se soumettent, qui viennent œuvrer à la grandeur de l'Egypte. Elles savent toujours où diriger leurs pas. Hier, des palais et des temples ; aujourd'hui, ma cruelle pyramide, et demain, ce sera autre chose. Si tu me demandes pourquoi on leur met des chaînes, je te répondrai que c'est nécessaire pour tirer les traîneaux. Si tu me demandes pourquoi les fouets claquent autour d'elles, je te dirai que je n'en sais rien. C'est ainsi depuis l'aube des temps. Nous n'avons jamais besoin de les toucher ou de les forcer. Jamais ces djinns ne font de mal à qui que ce soit.

– Les dieux sont en eux, confirma Apouit d'une voix d'enfant timide – elle réagissait toujours étrangement lorsque c'était Pharaon qui parlait, et non son ami Khoufou.

– Tu dis que ces gens… de l'autre côté des siècles… Ils les vénèrent ? (Il plissa les paupières.) Je veux savoir ce que tu voulais dire par là. Sont-ils aussi âgés que les dieux ? Sont-ils immortels, pour remonter ainsi le cours du temps sans succomber à son étreinte ?

Diogon se redressa de toute sa taille, écrasant littéralement les deux adolescents de son ombre.

– Je ne connais pas tes dieux. Mais je sais que la mort n'atteint pas les statues.

Soudain, tout se mit en place dans l'esprit de Khoufou, dans une clarté si pure qu'elle manqua l'aveugler. Si les nephilims se révélaient immortels, cela signifiait qu'ils n'étaient pas de serviles géants envoyés par le ciel. Mais qu'une essence divine les habitait eux aussi.

– Par Sobek, jura le jeune homme lorsqu'il comprit ce que cela signifiait.

Le ciel rouge en plein milieu d'après-midi. Les mauvais présages décryptés par les vieilles femmes et qu'il avait délibérément ignorés.

Voilà pourquoi les dieux étaient mécontents. Voilà pourquoi sa pyramide, et son Empire, couraient à sa perte.

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