Chapitre 11.93 - Le garçon qui ne voulait pas devenir roi

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Mais tout s'arrêta lorsque le regard d'un des nephilims, le plus titanesque de ces esprits de chair, dont les cinq têtes illuminaient le vent de leurs écailles moirées, porta son regard sur le géant noir qui se tenait toujours derrière Khoufou.

Sans qu'il comprenne pourquoi, le cœur du garçon manqua s'arrêter. Il se fit violence pour ne pas se retourner. Diogon regardait-il lui aussi l'être qui le dévisageait ? Echangeaient-ils ensemble sans que les pauvres mortels qui les entouraient ne puissent en saisir un seul mot ?

– Diogon, c'était donc toi, dit enfin la créature reptilienne d'une voix aux mille timbres. Nous aurions dû le deviner.

Khoufou sentit le géant noir se tendre derrière lui, presque imperceptiblement ; mais celui-ci ne dit mot et le nephilim ajouta d'une voix douce, comme s'il n'y avait eu personne pour les entendre, personne pour les observer :

– Tu t'es trompé, petit frère. Nous portons ces chaînes parce que nous avons choisi de le faire.

Derrière le garçon, le djinn ou le dieu Diogon accusa le coup. Khoufou l'entendit stopper sa respiration profonde. La créature poursuivit :

– Ce n'est pas à toi de nous les enlever. Depuis des siècles, si les nôtres sont venus vers les chaînes de ce peuple, c'était pour lui apprendre une chose essentielle.

Son quintuple regard se fixa soudain sur Khoufou, se chevilla à sa rétine ; fasciné, statufié, il sentit son cœur s'arrêter à nouveau.

– C'était dans l'attente de ce jour où ils allaient choisir de nous libérer.

Lentement, doucement, son regard toujours planté droit dans le cœur de Pharaon, le nephilim colossal recula vers les chaînes abandonnées derrière lui.

– Non !

Diogon avait crié. C'était la première fois que le garçon l'entendait hausser sa voix de bronze, au timbre velouté.

– Mais ce jour-là, ce jour lucide et empathique, n'est pas encore venu.

Ainsi acheva l'hydre en reculant vers la servitude.

Elle rétracta doucement ses têtes dans la pénombre, jusqu'à ce que les flammes des torches cessent de danser dans ses prunelles, jusqu'à disparaître dans l'obscurité. En silence, tous les nephilims se retirèrent eux aussi de la lumière des hommes. Le désert se creusa sous leurs empreintes énormes tandis qu'ils rejoignaient leurs chaînes. Ils posèrent leurs lourdes carcasses au sol, replièrent lentement leurs membres, étendirent leurs têtes sur le sable froid.

Un bruit ténu naquit derrière Khoufou.

C'était Diogon qui pleurait.

Les nephilims fermèrent les paupières, et le dernier éclat qui subsistait d'eux s'évanouit dans la pénombre.

Ils avaient échoué.

À l'heure où Khoufou, la mort dans l'âme, errait dans sa suite déserte comme un damné, Diogon rugissait dans les entrailles du palais, meurtri de chaînes dans une prison quelconque.

Khoufou aurait dû savoir que tout allait finir ainsi. Les blasphèmes n'amenaient ni bien ni raison.

Un pas discret, comme celui d'une souris, le fit sursauter. Ce n'était pourtant pas Néfermaât, qui dormait dans son panier.

– Khoufou ? dit timidement une voix.

– Apouit ? Par Khnoum, qu'est-ce que tu fais là ? balbutia-t-il.

C'était bien elle, toute petite à l'entrée de l'immense chambre royale, craintive et ingénue comme un oisillon perdu. Elle courut à lui et il eut juste le temps d'ouvrir les bras pour qu'elle vienne s'y blottir, l'empêchant de respirer.

– Qu'est-ce que tu fais là ? répéta-t-il doucement, sans oser trop serrer les doigts sur sa peau brune.

Apouit n'était venue qu'une ou deux fois ici, dans les cas d'urgence ; elle se jouait des servantes pour quitter le harem, glissait un ou deux bijoux à quelques intendantes trop zélées lorsqu'il le fallait ; jusqu'à arriver à cette grande porte austère, devant laquelle les gardes la laissaient passer, guère surpris de voir la courtisane favorite de Pharaon entrer là.

La dernière fois, c'était un an auparavant, et Apouit était entrée – sans frapper, fidèle à elle-même – au moment où le garçon de quinze ans comblait l'une de ses concubines sur le grand lit.

L'adolescente était ressortie sans un mot, laissant derrière elle le visage dévasté de son roi ; le lendemain, tous les deux avaient soigneusement enterré cet instant tout au fond de leurs mémoires. Jamais plus Apouit n'était venue.

– Tu vas vraiment le laisser là-bas ? dit-elle, le nez enfoui dans son cou chaud.

Khoufou ferma les paupières et l'étreignit avec plus de force, tentant désespérément de se noyer dans ses bras et d'oublier le reste.

D'oublier cet instant où, lorsque l'hydre avait nommé Diogon, l'avait appelé "petit frère", un soupçon dangereux avait éclos dans les prunelles du vizir ; et cet autre instant où les nephilims s'étaient recouchés sur leurs chaînes, rendus à leur servitude. Ou encore celui où Khoufoukhaf, les yeux pleins d'une lucidité aussi coupante qu'une lame, avait toisé le grand corps dénudé de Diogon, avisant ses sabots, ses jarrets de taureau, son absence de pagne et de bijoux rituels, comme s'il les voyait pour la première fois. Le faux dieu avait soutenu son regard, calmement, et Khoufou avait compris qu'il ne chercherait pas à mentir, à enrayer ce naufrage qui allait bientôt les broyer.

Puis le vizir avait baissé son regard reptilien sur Khoufou, et lu dans ses yeux tout ce qu'il y avait à lire. L'adolescent avait senti quelque chose se briser à l'intérieur de lui. Son premier conseiller, le gardien du pouvoir d'Egypte, avait compris. Il savait l'imposture. Il savait la trahison de Pharaon et son mensonge.

Loin des yeux du peuple qui avait vite été chassé par les gardes et les prêtres, la situation avait basculé irrémédiablement. Diogon avait été mis aux fers, enchaîné derrière la chaise à porteurs de Pharaon, littéralement traîné par six hommes jusqu'au palais.

– C'est à cause de moi, murmura enfin Khoufou.

– Hein ?

– J'aurais juste dû lui dire d'assommer les ouvriers gardiens des nephilims, de récupérer les clés, d'ouvrir leurs chaînes et de s'enfuir au loin. Pourquoi est-ce que j'ai monté ce plan, Apouit ? Pourquoi ?

Elle caressa doucement sa nuque, et ce geste si doux et si distrait hérissa littéralement les cheveux de Khoufou. Quand étaient-ils devenus si intimes ?

– Parce que tu es Pharaon, crotte de chacal. Tu as voulu faire au mieux. Montrer aux dieux que tu étais prêt à racheter ton ka. Si les Grands Djinns n'étaient pas retournés à leurs chaînes, tout se serait bien passé.

– Mais tu penses que j'ai eu tort ? Ou bien raison ? Le Grand Djinn a dit que ce jour n'était pas encore venu… Est-ce que les dieux veulent vraiment que nous les libérions ? Je ne sais plus rien…

Elle se détacha de lui – il se sentit soudain si vide – et lui tapa sur la tête.

– Aïe !

– On s'en fout d'avoir tort ou raison ! lâcha-t-elle, excédée, renouant avec la véritable Apouit qu'il connaissait. Ça, c'était avant qu'il fallait se le demander. Là, le pauvre Diogon est en cage et on ne va pas le laisser là, quand même, si ? D'ailleurs, il veut en faire quoi, Face-de-reptile ?

Khoufou plissa les paupières.

Comme toujours, la jeune fille mettait le doigt là où il le fallait.

Que comptait faire subir Khoufoukhaf au faux dieu sacrilège ?

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