Chapitre 1.2 - Genèse

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Lorsqu'il fermait les paupières sur ses iris trop pâles, il voyait son image, aussi nettement que lorsqu'il l'avait forgée, et pour cause : la licorne au supplice était à présent dans sa chambre, juste à côté de son lit. Sa souffrance veillait sur le sommeil de son créateur, et durant ses heures d'insomnie, le garçon la regardait, l'observait. Se gorgeait de cette parfaite copie de lui-même.

Les sculptures de Diogon, toujours torturées, meurtries, dépecées ou piégées, suscitaient les foudres des maîtres d'œuvre depuis sa naissance. Elles étaient pourtant maîtrisées, travaillées, parfaites d'un point de vue technique ; le moindre fil d'acier, le moindre rouage cassé traduisait une courbe expressive, symbolisait une blessure ; mais le supplice qu'elles exprimaient provoquait toujours un malaise intense chez ceux qui les observaient. Seul Diogon, calme et indifférent, semblait les apprécier ; personne ne pouvait comprendre que pour lui, elles n'étaient qu'une représentation de la vie quotidienne.

Diogon sculptait le mal, le mal à l'état pur.

Chaque fois, la colère des maîtres d'œuvre s'abattait sur lui, tempêtant et menaçant de lui retirer le droit de sculpter, s'il le faisait pour infliger pareils tourments à ses créatures. Chaque statue possédait une âme et pouvait prendre vie quand bon lui semblait, chacune pouvait s'en aller et quitter le village ; mais Diogon, lui, enchaînait toutes ses sculptures ou les scellait au sol, afin qu'elles ne l'abandonnent jamais.

Et, placide et silencieux, il ne disait mot, laissait couler la fureur des maîtres comme de l'eau sur son visage, avant de s'ébrouer et de reprendre son travail.

Il savait que personne ne lui interdirait plus de sculpter. Cela s'était déjà produit, lorsqu'il avait huit ans, après qu'on eut retrouvé des dizaines de petits animaux en fer et en pierre cachés dans sa chambre ; ils avaient tous été scarifiés, ouverts en deux, écorchés ou énucléés. Mais le lendemain, une fois qu'on eut réduits en miettes tous ses jouets trop brisés, et donné les autres aux sculpteurs pour qu'ils puissent les remettre d'aplomb, après qu'on eut retiré tous ses outils au petit garçon et qu'on lui eut interdit d'y retoucher un jour, on avait retrouvé Diogon debout sur le toit de sa maison, debout face au vide, les larmes dévalant son petit visage pointu.

Il avait sauté.

On l'avait ramassé, on l'avait soigné pendant des mois, jusqu'à le remettre d'aplomb ; jusqu'à ce qu'il puisse se remettre à marcher à peu près normalement.

Et on lui avait rendu ses outils.

De son côté, après sa convalescence, les moqueries des autres enfants s'étaient atténuées quelque temps ; puis elles avaient repris. Encore plus virulentes.



– Diogon !

L'adolescent sursauta et couvrit vite d'un drap blanc son modèle en argile. Il se retourna vers le maître du Fer qui était arrivé derrière lui. Son cœur battait à tout rompre.

– Oui, maître ?

L'homme dans la force de l'âge, aux mains brunes et couvertes de cals dus à l'usage des outils, chercha son regard.

– Comptes-tu participer au sacre du solstice ?

Le torse mince de Diogon se gonfla d'un fol espoir. Il y avait deux sacres par an, un par solstice ; seuls les sculpteurs les plus émérites participaient à ces cérémonies. Les sacres insufflaient la vie aux statues ; ils leur soufflaient la liberté, l'espoir, ils leur donnaient la force de s'en aller et de parcourir le monde. Dans le village, peu de statues pouvaient prétendre à la vie ; celles qui possédaient une âme, disait-on, ne prenaient vie que lorsque personne n'était là pour les voir. Chaque artisan conversait avec ses œuvres, leur apportait de la nourriture, des offrandes, priait les dieux pour qu'elles lui répondent un jour. Diogon ne faisait pas exception. Etant enfant, il avait fini par détruire son lion de métal, par le briser, le rompre, le fondre, puis sangloter au dessus de sa carcasse réduite en miettes ; il ne supportait plus le silence de cet ami qui n'exauçait pas ses prières. Puis le jeune garçon avait appris la rigueur, la patience, il avait enfoui sa colère au plus profond de lui. Alors il continuait de parler à sa licorne, tous les soirs, et à caresser les autres chimères qui peuplaient sa chambre. Mais ses mots se perdaient dans la nuit.

Les sculptures des solstices, les sculptures sacrées, étaient différentes. Elles étaient bénies par les dieux et le ciel, par l'hiver et l'été ; elles recevaient l'éclat de la lune et du soleil, et au petit matin, lorsque la cérémonie était passée, elles n'étaient plus là. Elles disparaissaient, pareilles à de simples rêves ; et lorsque leurs créateurs se penchaient sur la terre battue, ils y voyaient des empreintes lourdes, celles d'une créature de trois tonnes et demie, une créature qui s'en était allée.

– Je… balbutia le garçon sans savoir où poser le regard. J'aimerais… Je…

– Nous validons ta participation, si tu souhaites relever le défi, mais à une unique condition.

Silence.

Diogon savait déjà ce que le maître du Fer allait ajouter.

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