Chapitre 3 - La petite fille qui embrassait les statues

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- La petite fille qui embrassait les statues -

Lumi n'aurait vraiment pas dû faire ça.

Elle n'aurait vraiment pas dû se cacher sous le tas de draps blancs qui avaient servi à couvrir les sculptures.

Elle n'aurait vraiment pas dû ne pas répondre à l'appel de ses parents, quand ils avaient quitté l'Atelier avec les autres, et qu'ils étaient finalement partis en pensant la retrouver dehors ou devant la maison.

N'aurait vraiment pas dû ne pas… Aurait vraiment dû..

Zut, c'était bien trop compliqué de bien parler.

Bien trop de bien…

Il fallait que Lumi arrête de penser à ce qu'elle pensait, sinon elle allait vraiment finir par penser n'importe quelle pensée.

En même temps, si seulement ces statues pouvaient se mettre à bouger, elle s'ennuierait beaucoup moins et elle arrêterait de penser tout le temps.

Parce qu'évidemment, si la petite tête brune de Lumi, aux cheveux drus et coupés à la garçonne, avait disparu de la foule pour venir se cacher dans les replis des grands draps, ce n'était pas pour avoir le plaisir d'éternuer dans la poussière de marbre ni pour se rouler dedans, mais bien pour voir bouger les titans sculptés.

Mais ça faisait bien deux heures qu'elle était là, et bien deux heures que les statues ne bougeaient pas.

Mais c'était quand même bien de les regarder. Elles étaient belles même quand elles ne bougeaient pas.

Lumi aimait beaucoup faire des bisous sur le museau des statues, même sur celles qui faisaient peur, comme les gros dragons à plusieurs têtes, avec des dents partout et des griffes aussi longues que ses bras à elle. Mais en prévoyant son opération Bisou-sur-les-statues-vivantes, elle avait mal calculé son coup : celles-ci étaient bien trop grandes pour qu'elle puisse atteindre leur visage. Elle pouvait juste leur tapoter une patte, ce qui lui donnait l'air ridicule.

Sauf celle de Diogon.

En empilant trois ou quatre chaises les unes sur les autres, elle avait réussi à atteindre sa tête.

Lumi aimait vraiment beaucoup la statue de Diogon.

Elle faisait un peu peur, quand même, avec son squelette et tous ses rouages qui faisaient coucou sous sa peau de glace. Mais qu'est-ce qu'elle était belle. Lumi était trop petite pour pouvoir expliquer ce qui lui plaisait tant chez elle ; elle se rendait bien compte que les autres sculptures étaient beaucoup plus jolies, plus décorées, plus détaillées. Mais le Diogon de Diogon, elle aimait bien sa tête.

C'était une grosse tête, presque humaine, mais avec un museau busqué comme celui d'un lion, et des dents pointues. Un museau très agréable pour y poser des baisers. Il ressemblait à celui des gargouilles qui gardaient l'entrée de l'Atelier. Lumi était une experte des museaux de gargouilles. Mais Diogon, lui, il avait de grands yeux, de grands yeux en amande avec des pupilles fendues, qui regardaient Lumi d'un air gentil.

Et ses oreilles ! Lumi adorait ses oreilles. On aurait dit de petites oreilles de chèvre, dressée sur son crâne. Ça donnait envie de les caresser – ce dont elle ne s'était pas privée.

Bien sûr, quand elle avait fini de faire des bisous et des compliments au grand Diogon, elle avait fait le tour des autres statues. Mais celles-ci étaient si énormes qu'elle n'arrivait pas à voir leur tête, et qu'il lui fallait cinq ou six pas pour en faire le tour. Pas très pratique.

Elle avait quand même bien aimé le phénix en bois. Le vieil Olvac avait usé de tout son savoir-faire, il avait assemblé quatre essences différents afin de créer un dégradé de couleurs dans le chaos de plumes et de flammes. L'effet était magnifique, et la petite fille y était sensible.

Mais bon, maintenant elle s'ennuyait.

– Réveillez-vous, cria-t-elle en tapant dans ses mains. Réveillez-vous !

Mais les statues ne bougèrent pas.

Lumi parvint à rester éveillée encore une heure, assise sur son gros tas de draps comme une petite fille modèle, engoncée dans son manteau d'hiver ; mais ses paupières se faisaient lourdes, et elle finit par s'endormir.

Elle ne vit pas la grande pupille de Diogon bouger lentement dans son écrin de glace, avant de venir se poser sur elle.

Ce fut un grand bruit qui réveilla Lumi, ou plutôt, comme elle s'en rendit compte dans les secondes qui suivirent, une absence de bruit si forte qu'elle en devenait vacarme.

C'était l'aube au-dessus du village. Les rayons du soleil venaient frapper le toit de l'Atelier, avant de ricocher en mille éclats à l'intérieur ; ils faisaient scintiller les deux ailes repliées de la verrière, les changeaient en carapace de scarabée doré.

Lumi, clignant des yeux comme un petit hibou brun dans le faisceau lumineux braqué sur l'estrade, baissa enfin le menton et regarda les statues.

Elles se mouvaient, ondoyantes et fluides, dans le silence le plus profond.

Paralysée, les yeux agrandis face à ce miracle, la fillette immobile leva les yeux vers ces êtres monumentaux, dont les têtes culminaient presque au niveau de la verrière.

Le phénix d'Olvac étirait ses ailes gigantesques ; il les dressait au dessus de sa tête dans un arc gracieux qui déployait des milliers de plumes couleur bois, dans un éventail immense dont le moindre mouvement déplaçait l'air autour de lui. Son long bec, décoré de bas-reliefs minutieux, fouettait ses flammes et ses rémiges pour y remettre de l'ordre, dans un agacement tout volatile.

Bouche bée, Lumi regarda les autres.

L'ours à tête de lion, sculpté dans le basalte le plus noir et le plus pur, avait quitté l'estrade pendant le sommeil de la petite fille, et arpentait l'Atelier d'un air curieux. Son énorme mufle poli reniflait une chaise, dont Lumi eut pitié – la pauvre ne lui arrivait même pas au coude.

Et il en était de même dans tout l'Atelier. Le regard de la fillette sautait d'un corps à l'autre, du marbre au granit, du cormier au bronze ; les gigantesques créatures exploraient ce lieu qui leur avait donné vie. L'endroit bruissait de mouvement, de pas gigantesques, de crinières ébouriffées et d'écailles hérissées ; les mille nuances du bois et de la pierre heurtaient le sol à chacun de leurs pas, avec la force des armures sculptées. Le silence le plus total régnait pourtant sur la scène, renvoyant tous ces êtres à l'état de spectres légers, de fantômes irréels.

Une seule statue n'avait pas bougé de sa place, n'avait pas bougé du tout, et Lumi comprit très vite pourquoi en se retournant vers elle.

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