Chapitre 4 - Le corbeau qui avait peur de la mort

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Le corbeau était très content. Très content d'avoir trouvé pareil énergumène pour y poser son vieux corps fatigué.

Il aimait beaucoup les épouvantails. Il avait grandi à leurs côtés ; mais ces derniers temps, ils se faisaient rares dans les campagnes. Et en hiver, ils disparaissaient dans les granges, ou pourrissaient sous la neige. Mais c'était son jour de chance. Celui-ci, ce grand dadais tout en glace qui se donnait des airs de statue en marche, il l'avait reconnu pour ce qu'il était en réalité : un épouvantail.

Un très grand épouvantail.

Le corbeau avait l'œil, tout de même.

Il avait quitté le village des sculpteurs quelques heures auparavant, à l'aube ; il y allait tous les jours, chaparder des pièces de viande, observer le ballet des outils sur les blocs de pierre et de bois. Mais ce matin-là, de sales gamins lui avaient jeté des cailloux ; et même si le corbeau était coriace, une gerbe de pierres sur l'aile droite, ça ne faisait jamais beaucoup de bien.

Il avait commencé à repartir à pattes, misérable et boiteux dans la neige, avec la conscience aigüe d'être une proie facile pour tous les plus gros que lui.

Et des plus gros que lui, il y en avait justement un, dans les parages, qu'il avait capté d'un coup d'œil, un être qui traînait aux abords des maisons, qui le suivait de sa démarche étrange.

Ce n'était pas le chat Matar ; le corbeau le connaissait bien, ils avaient déjà partagé quelques souris décomposées – le genre de festin qui forge une amitié solide. Ce n'était pas non plus un animal, ni un homme. Ni même un épouvantail.

Non, cette chose était autre.

Elle était ronde, aussi haute qu'un très grand chien, couverte de chaînes cliquetantes ; la rouille rongeait son corps comme une maladie, ce corps de métal détruit. Elle fendait la neige de ses deux pattes infirmes, la transperçait de sa démarche mécanique, aussi régulière que celle d'un métronome.

Un animal dans cet état aurait abandonné. Il aurait fait comme tous les êtres pendant cet hiver froid : il se serait caché dans un coin chaud, ou recroquevillé sous la neige.

Mais la chose avançait, avançait, elle suivait le corbeau, plantant ses deux pattes boiteuses avec la précision d'une horloge, tirant son corps en avant avec l'opiniâtreté des machines.

Sans âme.

Le corbeau, faisant fi de son aile douloureuse, s'était envolé tant bien que mal. Il avait fui l'être mécanique, avait quitté la plaine du village, longé les bois, et alors qu'il était sur le point de s'effondrer, de s'écraser au sol, son œil jaune avait capté le mouvement de l'épouvantail.

Un épouvantail de glace, gigantesque, perdu au cœur de l'hiver.

Un épouvantail à la démarche pénible et souffrante, et qui suivait les statues sacrées.

Le corbeau connaissait les statues sacrées. Tous les êtres de la forêt les connaissaient. Tous les voyaient passer deux fois l'an, dans une procession douce et pleine de silence ; dans un cortège de carnaval, un cortège gigantesque, qui marquait la neige de ses empreintes lourdes, et étirait sa file indienne en contournant la lisière des bois. Avant de s'en aller au loin.

Quand les statues passaient, tous les animaux se taisaient, et les regardaient marcher.

Perché sur l'épaule de la sculpture de glace, profitant de sa marche depuis deux bonnes heures, le corbeau les voyait cheminer au loin. Leur démarche était fluide et douce, quand celle de son porteur n'était que souffrance. Elles s'éloignaient portées par leurs pas de géants ; lui, le bipède tordu, peinait à suivre leur rythme.

Viendrait l'instant où les statues disparaîtraient pour de bon, abandonnant le dernier de la file.

Celui-ci poussa soudain un grognement, faisant tressaillir le corbeau ; une craquelure translucide remonta le long d'une de ses jambes, l'étoilant en milliers de parcelles. La sculpture s'immobilisa un instant, oscillant doucement sur ses sabots ; elle parut hésiter, puis tenta de reprendre sa marche. Mais sa patte se déroba sous elle, s'enfonçant dans la neige, et la bête chuta lentement à genoux, ployant son grand corps de glace.

Elle resta prostrée ainsi plusieurs minutes, sans plus chercher à bouger. Le corbeau s'agitait sur son épaule ; son regard vif voletait sur la scène, passait de son porteur à la file des statues qui s'en allaient au loin.

Elles disparaissaient. Irrémédiablement.

– Il est trop tard, l'ami. Tu ne les rattraperas plus.

Juste à côté de lui, la tête du colosse se redressa, et porta ses yeux blancs là où l'avait fait le corbeau.

– Je ne veux pas les rattraper. Je veux aller là où elle vont. Je veux les suivre.

– Tu ne pourras pas les suivre non plus. À chaque pas tu te brises davantage. Pourquoi veux-tu les suivre ? Où vont-elles ?

Les pupilles de glace, en lame de rasoir, s'arrondirent en buvant la scène qui s'offrait à elles – un horizon neigeux, sous les rayons d'un soleil rouge, où se diluaient des silhouettes de géants.

– Je ne sais pas. On m'a dit de les suivre.

– Qui t'a dit de les suivre ? Ton créateur ?

– Non. Une petite fille. Mon créateur est mort.

Le corbeau ébouriffa ses plumes, et s'installa plus confortablement contre le cou puissant de la statue. Voilà qui promettait une belle histoire.

– Comment le sais-tu ?

– Un chat me l'a dit.

– Un chat ? Et que t'a-t-il dit d'autre ?

– Rien d'autre. Le chat m'a dit que mon créateur était mort. Il pleurait.

– Je ne te crois pas ! répliqua l'oiseau. Les chats ne pleurent pas.

– Si, ils pleurent. Ils pleurent comme les statues. Sans bruit, et sans bouger. Je l'ai vu.

Il y eut un silence.

– Il m'a dit que mon créateur était mort, et ensuite, il est parti. Puis il est mort lui aussi.

Les yeux jaunes du corbeau s'agrandirent sous la surprise.

– Le chat est mort aussi ? Pourquoi est-il mort ?

– Il a été battu par des adolescents. Je ne les ai pas vus, mais j'entendais leurs cris. Loin derrière moi. Ils avaient des bâtons et des pierres. Je les entendais frapper.

– Sales humains, feula le corbeau en hérissant ses plumes. Sais-tu comment s'appelait le chat ?

– Non.

– Alors, comment était-il ?

– Il était assez gros, avec des rayures sombres et un menton blanc.

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