Chapitre 5.2 - L'homme qui craignait les démons

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L'image de la face démoniaque qui s'était détachée de la nuit, celle des yeux blafards qui s'étaient plantés dans les siens, avec force, avec haine, celle de cette chair transparente, à moitié couverte d'une peau noire comme d'une lèpre immonde, tout cela s'était gravé dans sa mémoire, gravé à l'intérieur de ses paupières. Lorsque le souffle gelé de la bête vint effleurer sa nuque, il vit distinctement ses crocs dénudés s'approcher de ses vertèbres fragiles ; il les vit comme si ses yeux fermés étaient ouverts dans son dos.

– Peu importe après tout, siffla la voix – son timbre froid hérissa les rares cheveux de Racine. Tu n'as plus de fouet à présent. Dis-moi où sont allées les statues.

Visage toujours caché derrière la barrière dérisoire de ses mains, le vieil homme gémit :

– Les statues ? Les statues elles vont nulle part ! Si vous cherchez des statues y' en a au village des sculpteurs ! Mais pas ailleurs ! Ailleurs personne ne sculpte !

– TU MENS ! rugit le monstre.

Son haleine glacée déferla sur le corps du vieil homme, couvrant ses habits d'un voile de givre.

– Dis-moi où sont allées les statues, répéta la voix dans un grondement qui fit vibrer les vieux os de Racine. Dis-moi où elles sont allées.

– Je ne les ai pas vues ! Je ne les ai pas vues je vous jure ! Je suis juste un charretier…

Le vieil homme se mit à pleurer.

– S'il vous plaît… J'ai rien fait de mal… J'ai jamais rien fait de mal… Jamais… rien fait de mal…

De plus en plus bas.

– J'ai rien fait de mal… Je…

– Tu les as forcément vues, chuchota la voix au plus près de son oreille. Elles sont plus hautes que le plus haut des arbres de la forêt.

– Non… non… je ne les ai pas vues, je le jure…

Il y eut un déplacement d'air qui fouetta ses joues, et l'énorme présence s'éloigna de lui.

– Soit.

L'idée de glisser un coup d'œil entre ses doigts, pour capter la silhouette de l'être monstrueux qui le tourmentait ainsi, n'effleura même pas Racine.

Il continua d'osciller d'avant en arrière, dans une attitude millénaire qui lui faisait croire que tout irait bien.

Tout irait bien.

Le démon allait s'en aller, il allait disparaître dans la nuit comme il était venu.

Tout irait bien.

Racine allait se relever, puis allait caresser sa vieille Carotte d'une main tremblante, et ils allaient reprendre leur route.

Tout irait bien.

Car les démons ne survivent pas à la nuit.

Ils s'y dissolvent, comme les mauvais rêves, et ils ne reviennent jamais.

Jamais.

Mais son cœur lui remonta dans la gorge lorsqu'il se rendit compte que le monstre n'en avait pas fini avec lui.

– Penses-tu, toi, l'homme, que les statues peuvent mourir ?

Racine se balança de plus belle, torturé à l'idée de lui donner la mauvaise réponse.

Car c'était ce que le monstre voulait, ce que voulait le Diable lorsqu'il posait une devinette : qu'un pauvre homme lui donne une mauvaise réponse.

– Je… Je ne sais pas… Je…

– Réfléchis.

La terreur contracta tout le visage de Racine, qui tenta désespérément de se souvenir d'une prière. Une prière quelconque, la première qui viendrait ; juste quelques mots pour éloigner le Mal.

– Je ne sais pas mon seigneur… Je ne sais pas…

– Bien sûr, dit la voix du démon. Tu ne sais pas. Tu ne connais pas la mort. Tu n'es qu'un homme, pas un corbeau.

Son pas lourd, accompagné des sons de verres brisés, contourna la charrette. Le cœur de Racine s'emballa plus encore, frappant ses côtes comme un forcené, frappant ses tympans terrifiés. Soudain le vieil homme n'entendit plus rien, mis à part ces coups sourds qui martelaient ses tempes.

– Mon seigneur… Mon Seigneur… Je vous en supplie… Ne faites pas de mal à ma carne… Ne faites pas de mal à ma vieille Carotte… Je vous en prie… C'est moi l'humain… C'est moi qui ai fauté… C'est moi qui ai fauté… Ne lui faites pas de mal…

La voix du démon se détacha soudain, au dessus de ses marmonnements égarés.

– Ne t'inquiète pas pour cela, vieil homme. Ne t'inquiète pas.

Il se pencha à nouveau vers le pauvre Racine – celui-ci sentit son haleine de glace lui brûler la peau.

– Dans mon sillage, chacun meurt, qu'il soit homme ou cheval.

Et d'un seul coup il frappa le dossier de Racine, si fort que celui-ci fut projeté en avant, si fort que ses genoux cognèrent contre le bord de la charrette et qu'il bascula par-dessus, si fort qu'il s'écrasa sur le sol, en contrebas, heurtant la croupe de la vieille Carotte qui s'emballa et partit au galop.

La charrette grinça dans une explosion de neige ; sa demi-tonne de bois et d'acier passa en cahotant sur le corps de Racine, écrasant ses chairs et réduisant ses os en miettes, avant de s'éloigner dans la nuit au milieu des gémissements de ses essieux.

Resté seul, Diogon contempla son œuvre.

Le vieil homme le regardait enfin. Une interminable flaque de sang noir s'étendait autour de lui, abreuvant la neige qui se mit à l'absorber goulûment.

– Car chacun meurt, même les corbeaux, chuchota le Diable avec un rictus.

Il se détourna lentement, et s'enfonça dans les ténèbres.

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