Chapitre 6.5 - La sorcière qui mangeait les enfants

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– Suis-je vivant ? Est-ce cela la vie ? s'ébahit-il en tentant de se mettre debout – avant de se cogner violemment à la cheminée menaçante au-dessus de lui.

– Hého, doucement, grogna Yaga en le rasseyant de force. La glace est toujours en toi, elle est juste passée en dessous du reste. Peut-être même qu'un pelage te poussera par la suite. Tu comprends pourquoi je t'ai fait boire cette satanée tisane ? Plus un être se comporte comme un vivant, plus il vit. Tu t'es nourri et tu t'es abreuvé ; une statue ne fait pas ça. C'est un être vivant qui le fait. Ton corps l'a bien compris.

– Tu le savais ?

– Je suis une sorcière, se vanta Yaga en levant son gros nez comme un étendard. Si je m'en donne la peine, je peux voir plein de choses à travers le chaos du passé, du présent et du futur. Evidemment que je le savais. Maintenant tu es prêt à reprendre ta route.

Diogon se rembrunit aussitôt ; ses pupilles reprirent leur acuité agressive.

– Je ne sais pas si je veux continuer, Baba. Je ne sais pas si je fuis les morts que je laisse derrière moi, ou si je suis réellement les autres statues.

– Peu importe le but, répondit la vieille dame. Ça revient au même. Crois-moi, j'ai beaucoup voyagé quand j'étais jeune, perchée dans ma fière maison à pattes de poule, et je peux te le dire : l'important, c'est le trajet, pas l'arrivée.

– Vas-tu mourir toi aussi ? s'enquit Diogon.

Yaga vit son visage léonin se crisper presque imperceptiblement, en l'attente de la réponse.

– Moi ? Ne t'ai-je pas dit que j'avais déjà reçu chez moi plusieurs statues brisées ? Je ne suis plus à ça près ! Je ne crains pas la mort. Je ne suis pas humaine, même si j'en possède quelques traits – le nez gigantesque étant en option.

Pour la toute première fois, un sourire se mit à éclore sur les lèvres de Diogon, plissant ses yeux en amandes et faisant miroiter le haut de ses canines.

– Alors je veux rester chez toi, Baba.

La sorcière tomba des nues. Voilà bien la seule chose qu'elle n'avait pas prévue. Ses yeux de chouette s'écarquillèrent, s'agrandirent comme deux roues de charrette, mangèrent l'intégralité de son visage ingrat. Sauf le nez.

– Par le Diable ! Mais, euh… Ne souhaitais-tu pas voir où vont les statues ?

– Je ne veux plus voir de gens si cela implique de les tuer. Et à quoi sert de chercher quelque chose qui ne me concerne pas ? Je ne suis pas une statue sacrée, Baba. Je préfère rester ici avec toi. Toi au moins, tu ne mourras pas.

Baba Yaga se sentit fondre devant la vilaine bouille de la gargouille, qui s'essayait au sourire avec un franc succès.

Cela n'était guère surprenant, la vieille dame ayant toujours eu des tendances quelque peu zoophiles. En témoignaient ses enfants à pustules ou à écailles, qui ronflotaient paisiblement dans tous les coins de sa maison.

Elle réalisa soudain ce qu'elle était en train de penser, et leva son menton en galoche vers le plafond dans un geste plein de superbe, avec l'idée de noyer ces vilaines pensées dans une attitude noble et sculpturale.

Effet sans doute raté, avec ce satané nez.

– Bon, assez rigolé, mon garçon. J'ai encore deux ou trois choses à te dire, et après il faudra que tu me débarrasses le plancher.

Une lueur peinée passa dans les yeux de Diogon.

– Tu ne veux pas de moi ?

– Eh ! Petit ! Tu n'as pas remarqué que ma maison fait à peu près le tiers du dixième de ta taille ? Et à quoi pourrais-tu bien me servir ? Je suis une sorcière. Je n'adopte personne, j'œuvre seule, et dans la solitude la plus fière.

La maison caqueta avec conviction, gâchant quelque peu l'effet héroïque que recherchait Yaga.

– Je pourrais… Je pourrais t'aider à fabriquer tes dentiers ? suggéra Diogon.

L'idée était tentante, elle ne pouvait pas le nier.

– Non, non, non, s'entêta-t-elle. Je les fabrique très bien toute seule. Me traiterais-tu de vieille femme sénile ? Hein ? Hein ?!

Elle approcha son grand œil rond de celui de Diogon ; celui-ci tenta de reculer, sans succès.

– Non… Ce n'était pas ce que je...

– À la bonne heure ! s'exclama-t-elle en ricanant intérieurement. J'ai plusieurs choses à te dire.

La maison se mit à caqueter avec curiosité, et la sorcière leva une main ferme pour la faire taire.

– Tout d'abord, un conseil : tiens-toi à distance des hommes.

– Ce sera le cas, grommela Diogon, puisque je ne les aime pas.

– Et c'est pour ça que tu es allé te frotter à ce vieil homme ?! Idiot !

Elle le tapa sur la tête.

– Aïe !

– Réaction positive à la douleur. Tant mieux ! Je disais donc : évite-les, cache-toi, rampe dans la boue si nécessaire. Ne leur fais pas confiance. Ils seront bien différents des sculpteurs de ton village. À partir de maintenant, tu vas t'enfoncer dans un monde bien plus noir et bien plus étranger à la magie que celui que tu as connu. Cette plaine et ce village ne sont qu'une oasis de paix, où les dieux et les légendes sont rois. Mais là où tu vas, les histoires de statues n'émouvront plus personne, sache-le.

– Bien, Baba, acquiesça Diogon en protégeant son crâne des deux mains, son regard de chien battu levé vers la sorcière. Je te promets de les éviter.

– Ensuite ! Qu'est-ce que je voulais te dire ensuite ? Par le Diable ! Ah oui ! Une force obscure est à ta recherche, je la sens rôder près d'ici. Attends-toi à tout de sa part. Veux-tu aller à sa rencontre ? Si tu pars, elle te suivra encore, jusqu'à te retrouver.

– Une force obscure ?

– Oui, un être comme toi et moi, un être qui ne tient ni de l'homme ni de l'animal, pas davantage du mort ou du vivant. Quelque chose d'autre. Aux yeux des mortels, nous sommes tous obscurs, imprévisibles, ou inexistants, commenta Yaga. Veux-tu l'attendre ? Ou préfères-tu la laisser te suivre ?

– Je n'ai pas de temps à perdre, Baba, répondit Diogon en recouvrant son ton ferme et son timbre de bronze. Si tu ne veux pas de moi ici, alors je dois suivre les statues et aller là où elles vont. Une petite fille me l'a dit.

– Bien, bien, lâcha Yaga en balayant sa tirade de la main. Je ne pense pas que tu craignes grand-chose de sa part, bien moins que de celle des hommes en tout cas ; mais tout de même, fais attention à toi, mon garçon.

– Je te le promets, Baba.

– Bien, et une dernière chose…

La sorcière se drapa dans une gravité qui ne seyait guère à ses gros yeux et son gigantesque nez.

– Je te fais cette proposition à toi, et sache que je ne l'ai pas faite à grand-monde…

Elle clopina jusqu'au tiroir le plus proche, lui ouvrit la gueule et attrapa une vieille boîte sombre coincée entre ses dents d'ivoire.

– Sais-tu ce que c'est que cet objet ?

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