Après l'Hiver (3/3)

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Kei sent son cœur s'emballer alors qu'il s'assoit près de la tombe de son père. Il ne regrette pas sa présence, c'était un être horrible capable de commettre des actes odieux, n'éprouvant pas l'ombre d'un remord lorsqu'il laissait ses poings s'abattre sans aucune pitié. Ce n'est pas de la peine qu'il ressent, c'est un regret qui ne cesse de grandir qu'il éprouve chaque seconde depuis que l'âme de son petit frère s'est envolée. Il n'a rien fait pour l'aider, tétanisé face à la haine qu'il voyait dans le regard de leur paternel. C'est la culpabilité qui le ronge, celle qui le maltraite depuis des années. Il a écrit des dizaines de lettres destinées à s'excuser, implorer le pardon d'un petit garçon qu'il n'a pu sauver, puis il les a brûlées en espérant que ses mots lui parviennent. Il a supplié des heures durant, recroquevillé sur la stéle de son ange parti trop tôt, attendant un signe provenant du ciel. C'est ainsi qu'il a rencontré l'homme qui partage son existence aujourd'hui. Sullivan était apparu un jour de pluie. De l'extérieur du cimetière, il entendait les cris d'agonie de celui qui quelques mois plus tard devenait l'amour de sa vie. Van avait surgi face à Kei, un parapluie dans la main. Peut-être était-il le message divin que Kei espérait avec désespoir, pourtant, jamais il n'a voulu se l'avouer, préférant l'aimer tout en continuant de se morfondre sur son triste passé.


— Prends le temps qu'il te faut, l'encourage Sullivan en passant une main réconfortante dans son dos. Je reste avec toi.


Kei opine, efface l'humidité sur son visage à l'aide de son tee-shirt et patiente en regardant le nom de son père écrit sur la pierre tombale. S'il a passé des heures dans ce lieu, c'est la première fois qu'il est ici pour pleurer face à la sépulture de ce type infame. Il n'a pas eu besoin d'explication venant de Van, il avait parfaitement compris ses intentions sans qu'il ne dise un mot de plus.

Après un long moment, Kei inspire profondément, expire lentement, enroule ses doigts à ceux de son homme pour trouver le courage qui lui manque avant de se mettre à parler d'une voix peu assurée. Il commence par des détails insignifiants que même lui ne comprend pas, jusqu'à ce que la douleur se transforme en colère, que ses mots deviennent d'obscurs reproches. Il déballe ce qu'il a sur le cœur, tout ce qu'il a gardé pour lui durant des années. Ses pleurs se changent en cris remplis de hargne, et momentanément, il oublie où il se trouve. Son esprit s'égare, ce n'est plus une stéle qu'il observe mais bel et bien celui qui lui a tout pris, l'homme qui lui a arraché son petit frère et qui par ce fait, a gaché sa vie. Il hurle au visage de celui qui hante ses nuits, le maudissant d'avoir été un être abjecte et un père laborieux.

C'est dépourvu de force qu'il se laisse tomber, genoux à terre, tremblant comme une feuille soufflée par le vent. Tellement emporté par son élan de rage, il n'avait pas conscience d'être debout, au milieu de l'allée d'un cimetière désert.


Sullivan, présent en tant que simple spectateur, détaille son amant avec un regard rempli de fierté. C'est exactement ce qu'il souhaitait, ce qu'il fallait à Kei pour se sentir plus léger. Il ne doute pas un seul instant que cela a dû lui coûter, qu'il est désormais épuisé mais c'était nécessaire pour qu'il passe à autre chose, qu'il trouve le courage d'enterrer ses sombres souvenirs pour en créer de nouveaux, doux et lumineux.

Lentement, il s'approche du corps prostré de son amour et l'enlace sans perdre une seconde. Ses bras s'enroulent autour du buste de Kei, le rabattent contre son torse dans un geste empreint de tendresse. Ses doigts glissent entre les mèches brunes, ses lèvres embrassent une peau humide de larmes. Par des caresses délicates, il espère offrir à Kei tout ce qu'il a égaré en expulsant ses sentiments.


— Comment te sens-tu ? demande-t-il en un murmure contre la joue de Kei.

— Lessivé.

— Est-ce que cela t'a fait du bien ?


Kei hoche la tête en faisant face à Van qui englobe son visage de ses grandes paumes chaudes. Ses pouces effacent les reminiscences de larmes, sa bouche dépose un baiser sur celle de son amant.

Sullivan sourit lorsqu'il remarque que les yeux à la profondeur abyssale de Kei sont désormais illuminés d'une étincelle d'espoir. Il n'est pas guéri, cela ne se fait pas en un claquement de doigt mais il est sur la bonne voie pour mettre de côté les horreurs qu'il a vécues.


— Je t'aime, mon combattant, souffle-t-il.

— Et moi, j'ai peur...


Pris de court, l'homme aux cheveux auburns recule en fronçant les sourcils.


— Qu'est-ce qui t'effraie ?


Kei reste muet, admire chaque trait du visage de son vis-à-vis. Le soleil effleure la peau pâle de Van, illumine son être d'une divine façon, rendant parfait celui qu'il aime plus que de raison. Son cœur s'emballe brusquement, de terreur et d'amour. Qu'adviendra-t-il de lui lorsque Sullivan ne sera plus là ? Parviendra-t-il à vivre sans lui ?

C'est désormais avec certitude qu'il comprend que l'homme face à lui est réellement le miracle qu'il attendait, ce signe du ciel qu'il réclamait en pleurant sur la tombe de son défunt frère.


— Tu es ma destinée, murmure-t-il tout bas.

— Quoi ? Je n'ai pas compris, peux-tu répéter ?


Un sourire se dessine sur les lèvres de Kei. Même s'il est terrifié quant à son futur encore incertain, il a désormais la réponse à la question qui lui brisait le cœur en une simple pensée. Cette personne est le pansement qui recouvrira chacune de ses plaies, celle qui éloignera ses cauchemars et dessinera des arcs-en-ciel lorsque la pluie tombera.


— J'ai peur de te perdre, souffle-t-il en plongeant dans le regard émeraude de Sullivan. Je suis terrifié à l'idée de me réveiller un matin et de découvrir que tu n'es pas là, que tu ne m'écoutes plus jouer, que tu ne m'enlaces plus pour repousser mes mauvaises pensées. J'ai peur que tu ne sois qu'un mirage, un songe auquel je me suis attaché pour ne pas davantage sombrer. Dis-moi que tout cela est réel, que tu es bien celui que mon frère m'a envoyé pour veiller sur moi. Je t'en prie, Van, dis-moi que tu es l'amour de ma vie.


Les larmes s'agglutinent aux coins des yeux de Sullivan, mais cette fois, il ne les retient pas. Il laisse ses pleurs se répandre telle l'averse sous laquelle il a trouvé son amant brisé, il y a deux ans. L'espoir fait battre son cœur, la joie fait perler ses sanglots. Kei l'aime et c'est tout ce qui l'importe. Il n'a guère besoin de plus que cela, il est tout ce qu'il désire et désirera éternellement.

Ses doigts s'enroulent autour du poignet de son musicien afin de poser sa paume à l'endroit où s'acharne son cœur amoureux.


— Tu sens cela ? s'enquiert-il. C'est la preuve que tout ceci est bien réel. Mon cœur bat pour toi, pour t'aimer et te chérir. Tu es l'amour de ma vie et je suis le tien, je me dévoue corps et âme pour ton bien. Joue pour moi, j'écouterai chacune de tes notes. Pleure avec moi, j'effacerai chacune de tes larmes. Ris pour moi, j'embrasserai tes lèvres pour goûter chacun de tes sourires.


Ému, Kei enlace son homme pour humer l'arôme de sa peau. Il sent le soleil, le gel douche et une odeur bien à lui. Un parfum boisé qui le rassure et l'apaise. Lorsqu'il se perd dans les bras de Sullivan, il se sent à sa place. Sa maison peut être partout et nulle part à la fois, tant qu'il est contre celui qui fait battre son cœur.


— Marions-nous !

— Pardon ?


Les yeux arrondis, Kei le fixe avec hésitation. Il n'est pas certain d'avoir compris les mots qu'il a lancé avec une excitation non feinte, une sincérité dévorante.


— Si tu as peur de me perdre alors, marions-nous, répète Sullivan avec détermination. Si nous le faisons, je serai entièrement tien tout comme tu seras éternellement mien. Je t'offrirai mon nom pour que tu ne sois plus contraint de porter celui de ton père, je t'accompagnerai à chaque instant de ta vie tumultueuse. Je serai tes yeux pour que tu puisses voir le monde en couleur, tu seras mon âme, mon cœur qui bat.


Le cœur débordant d'un amour pur et sans égal, Kei explose dans un sanglot libérateur. Ses doigts s'agrippent aux bras de Sullivan, ses ongles s'enfoncent dans sa peau mais il a besoin d'un point d'ancrage pour ne pas chuter, comme s'ils n'étaient pas déjà tous deux sur le sol du cimetière. Un sentiment étrangement agréable l'englobe, c'est la première fois qu'il ressent cela. Cette sensation d'être encore en vie, de ne pas être mort lors de l'horrible nuit durant laquelle son petit frère s'est éteint. Il est envahi d'une émotion si grande qu'il ne parvient pas à articuler le " oui " qu'il souhaite hurler à s'en écorcher les cordes vocales.


— Épouse-moi, insiste Van. Épouse-moi après l'hiver de ta vie, lorsque les roses de ton cœur s'épanouiront au printemps de notre existence.


Toujours incapable d'émettre le moindre son, Kei hoche vigoureusement la tête. Un sourire radieux étire les lèvres de Van alors qu'il fond sur la bouche de celui qui sera bientôt son tendre époux, pour lui offrir un baiser d'une tendresse à couper le souffle.


« Un sourire et tout s'égaie, même lorsqu'un abîme de souffrance ternit les cœurs désespérés. »

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