COPAINS D'AVANT

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Marie-France avait dit que j’étais un garçon du vent. Un de ces types qui se laissent porter mais qui ne savent jamais où atterrir. À dix ans, elle m’avait déjà lu de près, avec cette acuité effrayante des êtres qui devinent tout. Moi, j’écrivais ses mains sur les miennes le temps d’un couloir.

J’ai grandi, mais je crois qu’au fond, je n’ai jamais réussi à gommer l’innocence de ces pages. Elles ont jauni, comme toutes les pages finissent par le faire, mais leur contenu reste intact. C’est peut-être ça, le problème.

Quand elle est revenue, un soir de novembre où la pluie ressemblait à du papier mâché contre les fenêtres, je n’ai pas tout de suite reconnu Marie-France. Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir écrit son nom sur tous les bords de mes cahiers, dans ces lettres maladroites d’enfants qui croient encore que l’encre est une créatrice.

— Alors, garçon du vent, t’as atterri quelque part ?

Sa voix était la même, douce et acide comme un bonbon qui ronge l’émail des dents. J’ai voulu lui répondre quelque chose d’intelligent, un mot qui prouverait que j’avais grandi, que le vent ne me portait plus, que j’étais devenu une espèce de chêne, bien enraciné, solide. Mais elle savait déjà.

— Alors, finalement, t’es devenu romancier ?

J’ai hoché la tête.

— C’est bien, ça. Comme ça, tu ne disparais pas tout à fait.

Elle a souri et, le temps d’un battement de paupières, moi, je voyais ses mains sur les miennes, comme avant.

Alors, j’ai repris ma plume et je me suis mis à les réécrire. Pas celles qui, à présent, portaient une bague. Non, celles qui frôlaient mon âme sans qu’on ait besoin d’en faire tout un cartable.

Elle s’est assise en face de moi, comme si elle avait tout son temps. Je savais que ce n’était pas vrai. Elle m’avait prévenu. Avocate d’affaires, son planning n’avait pas tout le sucre d’une barbapapa. Elle avait cette façon d’être là et déjà ailleurs, le corps posé mais le regard en partance.

Elle a soufflé sur la vitre embuée du café et tracé un cercle du bout du doigt. Puis elle a effacé son dessin d’un revers de manche.

J’ai levé les yeux vers elle. Je crois qu’elle ne savait pas trop quoi dire.

Mais moi, je me l’écrivais. Alors j’ai continué un peu, très vite.

Je me suis écrit qu’elle portait un manteau noir trop large, comme un tissu d’oubli. Que ses cheveux, avant, sentaient la craie et le savon, et que maintenant, ils sentaient quelque chose que je n’arrivais pas à nommer. J’ai écrit que son regard avait changé, pas vieilli, pas fatigué, juste… ailleurs.

Et puis j’ai écrit qu’elle était revenue. Que c’était déjà un miracle.

Mais les miracles n’ont jamais vocation à durer.

Elle a bu une gorgée de son café, la cuillère tapotant contre la porcelaine comme un métronome nerveux. J’ai voulu lui demander pourquoi elle avait répondu à ce message sur Copains d’Avant. Pourquoi maintenant, après tout ce temps. Pourquoi moi.

Elle a deviné la question avant que je la pose. Elle devinait tout, et depuis toujours.

— C’est drôle, non ? Ce site. Revoir des visages qu’on pensait fossilisés quelque part entre deux souvenirs d’enfance.

Elle parlait comme si on avait été de simples figurants l’un pour l’autre. Comme si je n’avais pas passé des années à la chercher dans des inconnus, dans des prénoms, dans des détails infimes, une façon de froncer les sourcils ou de tenir un stylo.

— J’ai hésité à t’écrire. Et puis…

Un silence. La pluie contre la vitre. Elle a haussé les épaules.

— Ça m’a fait sourire, cette histoire de garçon du vent.

Elle a fouillé dans son sac, a sorti un téléphone dernier cri, l’a posé sur la table comme une frontière. Un écran noir entre nous. Un rappel muet du monde où elle vivait désormais, de la distance qui nous séparait malgré cette table minuscule.

— Et toi, t’es devenu quoi ?

— Tu l’as dit, je suis romancier.

— Oui, mais…

Elle a esquissé un sourire en coin.

— Mais est-ce que t’as atterri ?

J’ai voulu mentir. Lui dire que j’avais trouvé un endroit stable, une vie rangée, un amour qui tenait la route. Mais elle aurait su. Elle a toujours su.

— Pas vraiment.

Elle a hoché la tête, comme si elle s’y attendait.

— Moi, si.

Sa main a effleuré sa bague, geste mécanique, presque inconscient.

Alors j’ai écrit. J’ai écrit qu’elle avait trouvé un port d’attache pendant que moi, je continuais à dériver. Que son manteau noir sentait l’assurance et les choix assumés. Que sa voix, quand elle disait « moi, si », n’avait pas tremblé.

J’ai écrit que nous étions deux trains sur des rails différents, qui s’étaient croisés une seconde avant de repartir dans des directions opposées.

— Je dois y aller, a-t-elle dit en jetant un coup d’œil à son téléphone.

Bien sûr.

Elle s’est levée, a remis son manteau, a cherché un instant quelque chose à dire avant d’abandonner.

— C’était bien de te revoir.

J’ai voulu répondre. Mais à quoi bon ?

J’ai regardé sa silhouette disparaître derrière la vitre embuée du café. J’ai sorti mon carnet et j’ai écrit.

J’ai écrit que certaines rencontres n’existent que pour nous rappeler ce qu’on a perdu.

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