Malleus Maleficarum
BERGHEIM, Alsace, dimanche 5 décembre 1666.
Le vent glacial et la neige de cet hiver de l'an 1666 créaient des congères dans les ruelles de Bergheim, ralentissant la marche des villageois qui, serrés les uns contre les autres, peinaient sur le chemin menant à l’église pour la messe dominicale. Tout le bourg s’était réuni pour voir le nouveau curé : l’âge avait eu raison du précédent quelques mois plus tôt — Dieu ait son âme.
Enfin… tout le village, ce n’était plus grand-chose. Il ne restait qu’une poignée d’habitants : cinq familles de bourgeois à l’intérieur des murailles, et une dizaine de familles d’ouvriers et de paysans.
La guerre de Trente Ans, le siège du village fortifié, le massacre perpétré par les Suédois protestants, puis la famine et les maladies avaient décimé la population. Les années suivantes avaient achevé l’œuvre de la grande faucheuse avec plus d’une trentaine de femmes brûlées vives pour sorcellerie par un tribunal d’inquisition. Il fallait bien trouver des coupables à tous ces malheurs.
Ils n’étaient plus qu’une cinquantaine ce matin-là, hommes, femmes et enfants, grelottant dans le blizzard.
Aux premiers rangs, Jacques d’Offenbourg, le bailli, marchait d’un pas lourd, suivi de sa femme et de leurs trois filles. Derrière eux, Jean Kramer, le tonnelier, accompagné de sa femme et de leurs deux enfants — un garçon et une fille —, puis son frère Heinrich Kramer, veuf depuis la naissance de son deuxième fils ; Heinrich, le boucher, avait présidé le tribunal d’inquisition lors de la chasse aux sorcières.
Venaient ensuite deux familles de vignerons, suivies par les pauvres gens qui fermaient la marche.
Lorsqu’ils franchirent la porte de la ville, la cloche de l’église se mit à sonner, grave et lente. Tout en haut de la colline, devant la porte massive, se tenait le nouveau curé. Droit comme un crucifix, immobile, ses habits fouettés par le vent et la neige, il attendait ses ouailles.
Le curé les accueillit un par un, sa main se posant brièvement sur chaque épaule, son regard s’attardant sur chaque visage. Sa stature imposante emplissait presque le cadre de la porte.
— Entrez, mes enfants… venez-vous réchauffer. Ce matin, il y aura place pour tous, je suis heureux de vous voir si nombreux.
Les villageois pénétrèrent dans l’église, secouant la neige de leurs manteaux, glissant parfois sur les dalles polies et mouillées. Les cierges brûlaient déjà, répandant une odeur de cire et d’encens. L’air de la nef était lourd, épais, entêtant. Jean Kramer le tonnelier plissa le nez, il connaissait cette odeur, cette senteur de pins. S’il avait eu l’esprit un peu plus vif, tout se serait peut-être passé autrement.
Jacques d’Offenbourg s’installa au premier rang, sa femme à sa droite, ses filles alignées se tenant bien droite. Les autres familles prirent place selon leur rang : les artisans puis les vignerons au milieu, et les paysans relégués aux bancs du fond. Les enfants, grelottants, se tassaient contre leurs parents.
Lorsque le dernier fut rentré, le curé referma les lourdes portes après avoir jeté un regard dehors. Le loquet retomba dans un claquement métallique qui résonna sous les voûtes. Le bruit fit sursauter quelques paroissiens.
Il parcourut l’allée centrale vers l’autel. Ses pas claquaient sur la pierre, réguliers, implacables. Arrivé derrière celui-ci, il posa les mains sur la Bible ouverte. Sa voix s’éleva, grave et posée :
— In nomine patris, et Filli, et Spiritus Sancti.
Les fidèles, debout, murmurèrent :
— Amen.
Puis, inclinant légèrement la tête : — Introibo ad altare Dei.
Il récita son homélie, puis un Gloria bref suivit, et le curé ferma le missel dans un claquement sec. Les paroissiens furent un peu surpris par le bruit, mais également par la rapidité de la messe. Le curé ne s’était même pas donné la peine de faire la quête, une aubaine pour certains.
— Et maintenant, mes frères, mes sœurs… en ces temps de froid et de tourmente, j’ai souhaité vous citer le verset 12 de notre sainte bible et remercier notre seigneur. Il récita alors d’une voix un peu plus forte :
« lui, dont la voix alors ébranla la terre, et qui maintenant a fait cette promesse : Une fois encore j'ébranlerai non seulement la terre, mais aussi le ciel. C'est pourquoi, recevant un royaume inébranlable, montrons notre reconnaissance en rendant à Dieu un culte qui lui soit agréable, avec piété et avec crainte… »
Puis, après une pause, d’une voix forte et lente :
« car notre Dieu est aussi un feu dévorant »
Sa voix résonna dans la nef et le silence se fit.
— Vous connaissez tous bien le feu dévorant n’est-ce pas ?
Il scruta l’auditoire, un malaise palpable s’installait, chacun regardant son voisin d’un air interrogatif.
— Parce que le feu… je l’ai connu. Je l’ai respiré. J’avais onze ans. Tous vous étiez là. Et sur la place… il y avait ma mère.
Il marqua une pause, ses yeux se plantant dans ceux de Jacques d’Offenbourg au premier rang.
— Toi, tu l’as accusé de sorcellerie.
Puis se tournant vers le tonnelier et son frère :
— Toi, et toi en les pointant de doigt, qui l’avez amenée au bûcher.
Ecartant les bras comme pour envelopper la nef, d’une voix puissante il continua :
— Et vous tous qui l’avez jugée, condamnée, brulée vive sous vos rires… et sous mes yeux.
La torpeur avait saisi tout l’auditoire, plus personne n’osait bouger. C’est d’Offenbourg qui reprit ses esprits le premier :
— Imposteur ! Tous à moi ! emparez-vous de lui !
Jean et Heinrich Kramer se levèrent les premiers et coururent vers l’autel. Le faux prêtre sortit de sous sa soutane deux pistolets à rouet, un dans chaque main et avec un cliquetis métallique tira sur les deux bourgeois, sans sommation.
Les coups retentirent dans la nef aussi puissamment que la colère de Dieu.
Jean Kramer eu la tête explosée par le projectile, éclaboussant de sang et de résidus de cervelle Offenbourg et ses trois filles. Heinrich Kramer le reçu dans le cou et eu juste le temps de se retourner quelques secondes vers sa famille avant de s’effondrer dans une mare de sang.
Quelques femmes crièrent dans la nef, puis un silence de mort se fit.
Après un court instant quelques sanglots et les pleurs d’un enfant se firent entendre.
Le curé toujours silencieux, ses yeux, rougis par la folie, plongeant à nouveau dans ceux de Jacques d’Offenbourg.
Il leva les bras, ses manches glissant pour révéler ses avant-bras couverts de vieilles brûlures.
— J’ai tenté de la sauver, je n’ai rien pu faire. Maintenant c’est vous que je vais sauver. Oui ! je vais vous sauver de l’enfer en vous purifiant ! Hurla-t’il.
Le faux curé saisit un cierge qu’il jeta sur le sol juste derrière l’autel. Une flamme explosa en gerbe jaune et noire, se propageant tout autour de la nef, encerclant les paroissiens, qui se mirent à hurler.
Le tonnelier aurait bien fait de se rappeler l’odeur de la poix…
— Maintenant… que le jugement commence.
Les poteaux de bois bien recouverts de la résine inflammable s’embrasèrent immédiatement projetant des flammes épaisses, grasses, qui s’accrochaient aux vêtements et à la peau comme un animal affamé.
Certains tentèrent de traverser le mur de feu pour ouvrir la porte de l’église, fermée à clé.
L’odeur de chair brûlée remplaça celle de l’encens. Des silhouettes en feu coururent en tous sens, leurs cris se mêlant au crépitement du bois. Les vitraux éclatèrent un à un sous la chaleur, projetant au-dehors des éclats de verre mêlés de fumée noire.
Derrière son autel, le curé restait immobile, son visage marqué d'un sourire diabolique.
Avant d’être attrapé à son tour par les flammes, il sortit seul par une petite porte au fond de l’abside et s'enfonça dans la neige. Derrière lui, l’église flambait, rougeoyante comme un bûcher dressé dans la nuit. Les cris avaient cessé.
***
Au fond de la sacristie, une petite trappe entrouverte laissait passer un souffle d’air. Dans l’ombre humide, un garçon d’une dizaine d’années observait la scène, ses yeux sans larme reflétaient le brasier.
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