12. Surprise
Les deux jeunes amis avaient pris l’habitude de se lever tôt, et ce matin-là, vers cinq heures, ils déjeunèrent ensemble, assis à la table rustique de la ferme. Julien avait préparé du café et un chocolat chaud, pendant qu’Elena faisait griller du pain. Leurs gestes étaient harmonieux, presque automatiques, remplis de silences complices. Julien fit jouer une playlist du Lac des Cygnes de Tchaïkovski. De temps en temps, un sourire ou un regard tendre s'échangeait entre eux, renforçant ce lien tacite qu’ils n’osaient encore formuler, mais dont ils ne pouvaient plus douter.
Après le petit-déjeuner, ils quittèrent la ferme. Le jour commençait à peine à poindre à l’horizon. Une pluie fine mais ininterrompue leur tint compagnie le temps que dura leur marche qui ne fut ponctuée que par de rares échanges. Malgré tout, ils mirent plus de quatre heures pour la réaliser. Tous deux commençaient à ressentir les bienfaits de leur entraînement. Leurs corps avaient trouvé un rythme commun.
De retour à la ferme, ils étaient trempés. Julien s’activa pour allumer un bon feu alors qu'Elena se rendit dans la salle de bain pour prendre une douche bien chaude et surtout, bien méritée.
Des coups lourds retentirent à la porte.
Le cœur de Julien s’accéléra. Il se faufila rapidement jusqu’à la fenêtre. A travers les rideaux, il aperçut une Mercedes coupé qu’il ne connaissait pas.
"Probablement un voisin." pensa-t-il.
Il prit une profonde inspiration puis se décida à ouvrir. Il se tint là, figé sur le seuil, le regard rivé sur Michèle.
Pendant un court instant, il ne reconnut pas tout à fait la femme qui se dressait devant lui. C'était comme s'il la voyait à travers une vitre, floue, irréelle, si lointaine et pourtant si proche. Son cœur se mit à battre lourdement dans sa poitrine. Chaque battement résonnait avec l'écho du passé qu'il avait voulu laisser derrière lui. Mais c'était bien Michèle qui se tenait là, le visage grave, légèrement embarrassée :
— Bonjour, Julien, dit-elle d’une voix hésitante.
Lorsqu'elle prononça son prénom, il se sentit vaciller. Michèle. Ces années partagées ensemble, ces promesses faites et non tenues... Un torrent de culpabilité déferla en lui. Il avait tout fait pour la tenir à l'écart, pour qu'elle ne souffrît pas plus qu'elle ne le devait. Mais y était-il vraiment parvenu ?
— Mais... Que fais-tu ici ? Comment as-tu su...
A cet instant, Kévin émergea de l’ombre de la ferme :
— C'est moi, Julien. C'est moi qui lui ai dit, déclara-t-il calmement.
Alors qu’il confessait être celui qui avait donné l'information, Julien sentit une bouffée de colère montée en lui.
Pourquoi ? Pourquoi ne pouvait-il pas juste se retirer du monde sans que tout le monde veuille comprendre, expliquer, pardonner ?
Un silence tendu s’installa entre les trois jeunes gens. Chacun chercha à sonder les intentions de l’autre.
— On peut entrer ? demanda finalement Michèle.
Julien acquiesça. Il s’écarta pour les laisser passer mais lorsqu'il ouvrit totalement la porte, il sut qu'il était trop tard pour fuir de nouveau. Le dilemme en lui s'accentuait : devait-il s'accrocher à ce passé qui continuait de le poursuivre, ou embrasser le présent incertain qu'il vivait avec Elena ?
— Je suppose que tu es venu chercher des explications, demanda Julien, le visage fermé.
— Oui, c'est exact. Ta lettre ne m’a pas suffi, et je ne partirai pas d’ici sans connaître la vérité sur ton silence.
— Il n'y a aucune vérité cachée. C’est simplement le choix de vie que j'ai fait. Tu dois le respecter, même si c’est douloureux pour toi... comme pour moi.
Michèle fronça les sourcils. Ses yeux brillaient d'une détermination nouvelle :
— Je suis prête à l’accepter, même si j’en souffre. Mais je te connais, Julien. Je sais que tu as menti. Aujourd’hui, je ne veux que la vérité. Après, je partirai.
"Je suis malade"
Il aurait voulu tout lui dire. Tout déballer en une seule phrase. Mais il se mordit la langue. Il lança un regard réprobateur à Kévin, qui se tenait à l’écart, avant de se tourner vers son ex-fiancée :
— Michèle, je te promets que...
Mais avant qu’il ne puisse terminer sa phrase, la porte de la salle de bain s’ouvrit. Elena apparut, les cheveux encore mouillés, drapée dans une serviette. Michèle la fixa, interdite, sous le choc. Julien se tourna immédiatement vers elle, la panique dans la voix :
— Attends, ce n’est pas ce que tu crois...
Michèle blêmit, ses yeux rivés sur Elena. Son visage se glaça. Sa voix trembla de colère :
— Vraiment ?
Elle se tourna vers Julien :
— Je savais que tu me mentais, mais jamais je n’aurais pensé que tu étais capable de me trahir de cette façon.
Le jeune homme baissa la tête, incapable de trouver les mots. Kévin voulut dire quelque chose, mais elle l'interrompit, ses yeux désormais braqués sur Elena :
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, la voix dure.
Elena, loin de se laisser déstabiliser, afficha un sourire et lui répondit calmement :
— Je m’appelle Elena. Je suis la voisine de Julien. Mon chauffe-eau est en panne et il m'a très gentiment offert d'utiliser sa salle de bain.
Michèle resta incrédule. Sa colère s’intensifia :
— Vous vous moquez de moi ? C’est quoi cette histoire ?
Elena, imperturbable, répondit doucement :
— Ce n'est pas une histoire, juste un appareil en panne et un voisin serviable, rien de plus.
Julien sentit la tension monter. Il tenta d’intervenir :
— Michèle, il n’y a rien entre Elena et moi.
Mais Michèle, les larmes aux yeux, semblait déjà ailleurs, accablée par la trahison qu’elle imaginait :
— Je te déteste, tu n’es qu’un salaud, une ordure...
A ces mots, le sourire s'effaça du visage d'Elena. Elle interrompit Michèle d’une voix froide et tranchante :
— Un salaud qui est en train de mourir. Une ordure qui a choisi de se bannir de sa propre vie, de ses amis et de vous-même pour vous épargner ce qu'il endure chaque jour. Moi, j’appelle ça du courage, de la bonté, de l’amour. Mais peut-être n'utilisons-nous pas le même vocabulaire ?
Elle avait défendu son honneur avec une douceur implacable. Julien sentit un soulagement étrange, mêlé de crainte. Elle était si forte, si sereine face à l'adversité. Lui qui avait tout tenté pour éviter cette confrontation se retrouvait là, sans bouger, silencieux, tandis qu'Elena se battait pour lui, avec une vérité qu'il n'eut jamais osé dire.
Un froid glacial s’abattit sur la pièce. Soudain, Michèle réprima un sanglot. Lorsqu’elle voulut s’adresser à Julien, les mots refusèrent de sortir. Julien prit une profonde inspiration. Sa voix tremblait, pourtant il restait calme :
— Elena n’aurait pas dû te le dire de cette façon mais... elle a raison. C’est la vérité, je suis malade. Je sais que cette maladie me sera fatale. J’ai cherché des excuses pour me couper de tout, pour t'éloigner. J’ai sûrement été maladroit, et je m’en excuse... Je suis vraiment désolé de t'avoir fait autant de mal.
A ces mots, Michèle se jeta dans ses bras, en larmes :
— Non, Julien, c’est moi qui m’excuse... Je me suis comportée comme une sotte. Je n’aurais jamais dû douter de toi...
Le jeune homme se sentit étouffer sous le poids de sa douleur. C'était exactement ce qu'il voulait éviter. Michèle appartenait à une vie révolue, une vie qu'il ne pourrait plus jamais récupérer. Gêné, il la serra doucement dans ses bras, tout en jetant un regard incertain vers Elena.
Il comprit désormais que c'était avec elle qu'il devait affronter le reste de ce voyage.
Elle, qui malgré sa tristesse, continuait à lui sourire avec une douceur réconfortante. Elle qui était si naturelle, si forte. Elle se trouvait encore là, calme, présente. Elle le comprenait. Il allait devoir choisir. Ce choix serait le plus difficile de sa vie. Il se détacha de Michèle, alla fermer la porte puis, il se tourna vers elle. Il lui parla d'une voix apaisée :
— Viens t'asseoir. Je vais tout t'expliquer.
Ils s'assirent tous les deux autour de la grande table. Elena se dirigea vers la cuisine pour préparer du café. Julien, après un moment de silence, entama son récit. Il commença par la sortie du cabinet médical et s'arrêta à l'ascension du Pic Palas. Il lui donna quelques détails sur sa maladie, comment il avait décidé de s’isoler pour affronter seul cette nouvelle vie. Seul Kévin était dans le secret.
Michèle, le regard intense. Elle prit doucement sa main et la serra contre elle :
— Es-tu sûr de vouloir continuer cette vie maintenant que tu nous as parlé ?
Il soupira profondément avant de répondre :
— Michèle, quelque chose de nouveau s’est produit.
Elle le fixa, puis son regard dériva lentement vers la jeune étrangère :
— Elena ? demanda-t-elle, incertaine.
— Oui, Elena. Ecoutez tous les deux. Je ne peux pas tout vous expliquer pour le moment, mais il existe une chance, une toute petite chance pour moi d’échapper à ce destin. Et cette chance, c’est elle.
— Mais de quelle manière ? demanda Kévin, intrigué.
Julien leur adressa un regard empli de sérieux.
— Je ne peux pas vous en dire davantage. Il faut me faire confiance. Il jeta un regard complice à Elena et ajouta :
— Il faut lui faire confiance. Nous avons prévu de partir. Nous allons quitter la ferme pendant quelques jours. Personne ne doit savoir où nous allons.
— Même pas nous ? intervint Michèle, décontenancée.
— Surtout pas vous, trancha Elena fermement.
Michèle fronça les sourcils, perdue :
— Je ne comprends rien.
Julien planta ses yeux dans les siens, avec une douceur mêlée de tristesse :
— Michèle, je te fais la promesse solennelle de tout te révéler quand je serai de retour. Si la chance est avec nous, alors peut-être pourrons-nous reprendre le cours de nos vies.
Un sourire triste illumina brièvement le visage d'Elena. De son côté, Michèle comprit qu’elle n’obtiendrait pas plus de réponses pour l’instant. Elle se tourna alors vers la jeune femme, adoucissant son ton, presque amical :
— D’où venez-vous, Elena ?
Elena sourit, comme si la question l'amusait, et répondit naturellement :
— De l’est, du soleil levant. Et vous ? Cette réponse imprévue déclencha un rire franc chez Michèle, surprise. Elena avait cette faculté naturelle à retourner les situations de la façon la plus simple qui soit :
— Je suis du Vexin. Je suis née à Pontoise, répondit-elle en souriant.
Le malaise qui s'était installé dans la pièce se dissipa peu à peu. Au fil des minutes, les deux jeunes femmes se mirent à échanger avec plus de légèreté. Elena orienta la discussion sur les passions de Michèle, son travail, ses hobbies, comme si elle voulait devenir son amie. L’atmosphère changea totalement, et la tension qui avait régnée à leur arrivée, disparut en quelques minutes. Ils prirent le temps de déjeuner et continuèrent à discuter de choses et d'autres.
Michèle donna des nouvelles de sa famille pendant que Kévin, lui, rapportait également quelques nouvelles de leurs amis communs. Après le repas, Julien ressentit une alerte dans sa poitrine. Il s’immobilisa un instant. La prise rapide de ses médicaments fit disparaître l’inconfort. Michèle et Kévin, témoins de ce malaise, prirent pleinement conscience de la gravité de son état. Malgré la tristesse et la pitié qu'ils éprouvèrent pour leur ami, leur réaction fut empreinte de dignité, sans panique ni jugement.
En fin d'après-midi, un bruit d’un moteur se fit entendre à l'extérieur. Julien se leva pour regarder par la fenêtre. A travers les rideaux, il aperçut un véhicule militaire se stationner devant la ferme. Son visage se crispa légèrement :
— Vite, Kévin.
Il attrapa doucement la main d'Elena et l’entraîna vers une chambre :
— Reçois-les. Dis-leur que tu es ici en vacances avec ta petite amie et, surtout... tu n’as rien vu.
Kévin hocha la tête avec un clin d'œil complice :
— Ok, je m’en occupe.
Le cœur battant, Julien referma la porte derrière eux. Quelques secondes plus tard, des coups répétés résonnèrent à l’entrée :
— Voilà, voilà, n'allez pas défoncer la porte tout de même ! lança Kévin, en ouvrant.
Devant lui, deux militaires imposants, aux visages durs, se tenaient droits devant lui. L'un d'eux le salua réglementairement :
— Bonjour Monsieur, nous sommes à la recherche d'individus dangereux. Il sortit des portraits-robots d'une mallette et lui présenta. Kévin fit mine d'être surpris. Il jeta un coup d'œil aux images avant de reconnaître aisément Julien et Elena.
Il garda son calme :
— Non, jamais vu... Eh, chérie ! Tu peux venir ?
Michèle apparut à la porte, le visage pâle et tremblant.
— Ne t’inquiète pas, mon cœur, dit Kévin d’un ton léger. Ces messieurs recherchent des... ennemis ? C’est bien ça ? ajouta-t-il avec un sourire en direction des soldats.
— En quelque sorte, oui. Vous avez vu ces personnes, Madame ? demanda l’un des militaires en montrant les portraits à Michèle.
Elle pâlit davantage, hésitant :
— Euh... non... je ne sais pas.
Kévin, avec un sourire confiant, passa un bras autour de la taille de Michèle. Il la rapprocha de lui :
— Allons, ne t’inquiète pas, chérie. Ce sont nos soldats, ils sont là pour nous protéger, dit-il avant de se tourner vers les militaires. Elle est émotive depuis qu’elle est enceinte.
Les soldats échangèrent un regard rapide :
— Très bien. Merci. Si vous voyez ces personnes, contactez la gendarmerie immédiatement. Ne les approchez pas, ils sont dangereux.
— Oui, bien sûr, répondit Kévin.
Après un salut rapide, les militaires firent demi-tour et retournèrent à leur véhicule. Kévin tenait toujours Michèle contre lui et leur fit un signe de la main. Furieuse, elle murmura, sans le regarder :
— Si tu ne retires pas tes sales pattes de ma taille dans dix secondes, tu vas regretter d’être venu au monde.
Kévin, sans se départir de son sourire, répondit doucement :
— Dis au revoir à nos soldats, chérie.
A peine le véhicule militaire disparu, Michèle se dégagea brusquement de son étreinte, folle de rage :
— Enceinte ? siffla-t-elle entre ses dents.
Kévin éclata de rire tandis qu’elle le repoussait. Elle entra dans la ferme, passablement énervée. Kévin la suivit. Il ferma la porte derrière lui. Julien et Elena sortirent de la chambre :
— C'était quoi cette histoire ? demanda-t-elle, jetant un regard noir à Kévin. T’avais pas besoin de faire tout ce cirque. Ils recherchent des personnes qui ne nous ressemblent absolument pas !
Kévin réalisa soudain. Il fixa Julien puis Elena :
— Bon sang, mais oui... Michèle a raison. Ils vous recherchent... Vous devez changer.
— Changer ? fit Julien, perplexe.
— Oui, changer d’aspect... répondit Kévin avec une lueur d’urgence dans la voix, pendant qu'Elena fronçait les sourcils. Le visage de Michèle s'illumina également. Elle renchérit en dévisageant Elena :
— Il a raison ! Vous devez brouiller les pistes, en commençant par changer la couleur de tes cheveux !
Elena voulut protester mais Michèle ajouta :
— Et cacher ces yeux...
Julien hocha la tête pour acquiescer. Malgré la réticence d'Elena à se "déguiser", il parvint à la convaincre. Ses amis se rendraient à Laruns pour y acheter des lentilles de contact et une perruque de couleur totalement opposée à sa physionomie. Ils partirent sur le champ pour y trouver facilement les lentilles dans une pharmacie. Puis, ils durent visiter trois salons de coiffure différents avant de trouver une perruque de longs cheveux blonds.
Pendant ce temps, Elena n’arrêtait pas de marcher de long en large, clairement mal à l'aise à l'idée de devoir changer son apparence :
— Je n’aime pas ça, Julien, répétait-elle.
Julien ne pouvait que la regarder, attristé par la tension qu'il voyait dans ses yeux clairs.
Il s'approcha d'elle et prit ses mains :
— On doit se protéger. Je dois te protéger. Ils savent comment tu es, ils ont ta description. C'est un avantage pour eux que l'on peut transformer en avantage pour nous.
Elena hocha la tête. Mais l'idée de masquer sa véritable identité de cette manière la troublait profondément. Elle avait toujours été fière de qui elle était. Devoir se cacher de cette façon lui paraissait déplacée. Elle en ressentait de la lâcheté.
— Ce n'est pas qu'une question d'apparence... j’ai l’impression de perdre une partie de moi-même, de ce que je suis vraiment.
Il la fixa quelques instant, conscient de la lourdeur de ce moment pour elle. Il serra doucement ses mains.
— Ce que tu es ne changera jamais. Peu importe la teinte de tes cheveux ou la couleur de tes yeux. Rien ne pourra effacer ton âme, ton courage, ton histoire. Mais pour l'instant, on doit brouiller les pistes. Seulement pour quelques jours, juste pour arriver au lac. Ensuite, tu redeviendras toi-même.
Ses paroles semblèrent la rassurer un peu, même si une légère ombre persistait dans son regard bleu :
— Je te fais confiance, Julien mais... promets-moi que ce sera la dernière fois que je devrai me cacher ainsi.
— Je te le promets, répondit-il en souriant.
Deux heures plus tard, Michèle et Kévin revinrent avec les achats. Michèle déposa la perruque et les lentilles sur la table :
— Je crois que nous avons trouvé ce qu'il te fallait.
Elena soupira en voyant la perruque blonde. Mais elle avait décidé de faire confiance en son ami. Ne pas le décevoir. Elle se surprit à éprouver ce nouveau sentiment.
Elle était prête à accepter ce sacrifice. Pour Julien.
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