4. La fuite

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Quelques semaines avant le crash, il y avait eu la fuite. Une parenthèse nécessaire. Un dernier face-à-face avec la montagne.

Et avec lui-même.

C’est vers le mois d’avril que Julien prit la décision de s'accorder ce qui serait sûrement sa dernière randonnée. Il était conscient que son état de santé ne tarderait pas à se dégrader davantage. Le dimanche après-midi fut dédié à la préparation minutieuse de son sac.

Sa petite chatte, Elisa, tentait de se faire remarquer. Il céda pour la prendre un instant dans ses bras. Quelques caresses, un ronronnement, puis il retourna à ses préparatifs. Il vérifia une dernière fois son sac, rangea ce qu’il fallait. Il alluma le poêle puis il s’installa dans le fauteuil, un vieux roman poussiéreux entre les mains.

À vingt-trois heures, il prit la direction de sa chambre même s’il ne ressentait pas encore la fatigue. Le lendemain, un départ aux premières lueurs du jour l’attendait. Quelques heures de repos lui seraient bénéfiques. Une fois dans son lit, il consulta machinalement son téléphone.

Un nouveau message de Michèle y était affiché. Il préféra en différer la lecture. Il pensait l’ouvrir lorsqu’il atteindrait le sommet du Pic Palas, à près de 3000 mètres d’altitude.

L'alarme sonna à cinq heures. Julien, fidèle à ses habitudes, se leva sans tarder. Il prit quelques instants pour effectuer ses exercices de décontraction musculaire, un rituel indispensable pour apaiser ses muscles lombaires affaiblis par la maladie. Depuis qu'il souffrait de cette pathologie, ce réveil corporel quotidien lui avait toujours été bénéfique.

Avant de quitter la maison, il s’assura d’avoir bien pris son traitement. Puis il déposa un dernier baiser sur la tête d’Elisa. La petite chatte frotta son museau sur son visage en signe d'affection.

Il ferma la porte de sa petite ferme, son refuge depuis plusieurs mois déjà. Puis il s'installa au volant de son 4x4. Il leva les yeux quelques instants en direction des sommets. Puis il démarra en direction d'Accous.

II se sentait prêt pour son ultime aventure.

Il sortit du petit village avant de stationner son véhicule près d'un cours d'eau. Il en sortit son sac qu'il chargea sur son dos, puis entama son périple.

Douze heures de marche l'attendaient pour atteindre le Lac d'Artouste. Sept autres pour parvenir au sommet du Pic Palas.

Presque trois mille mètres d'altitude.

Tout au long de l'ascension, ses pensées dérivaient vers les crises que sa maladie lui infligeait. Des épisodes imprévisibles pouvaient surgir à tout moment. Et après une bonne heure de marche, le souffle coupé par l'effort et l'altitude, il s'arrêta enfin. Il contempla les paysages qui s'étendaient à perte de vue.

Les montagnes, majestueuses et silencieuses, lui rappelaient à quel point la nature pouvait être à la fois belle mais impitoyable.

Il porta instinctivement une main à sa poitrine. Il ressentait une légère douleur. Les prémices peut-être d'une crise à venir. Il savait qu'il était seul, loin de toute aide. Pourtant, il ne voulait pas renoncer. Ce voyage, il désirait le faire depuis qu'il était arrivé à la ferme.

Pour lui, le sommet du Pic Palas représentait bien plus qu'un simple défi physique. C'était une quête de liberté, une façon de se réapproprier son corps malgré la maladie qui le rongeait. Un véritable pied de nez au destin qui lui retirait une part de sa vie.

Il fit une courte pause puis reprit sa marche. Les heures défilaient et chaque pas le rapprochait de son objectif. Avant d'arriver à sa première étape, il vit le refuge se dresser sur sa gauche. Quelques minutes plus tard, c'est le Lac d'Artouste qui apparut enfin au détour d'un sentier escarpé. Ses eaux cristallines reflétaient des cimes encore enneigées.

Il s'arrêta un moment pour admirer la vue, mais la fatigue se faisait déjà sentir. Il monta son campement sur la rive du lac et alluma un feu. La nuit tombait sur un silence presque irréel qui enveloppait les montagnes. Après avoir mangé, il s'installa dans sa petite tente et laissa dériver ses pensées vers ce qui l'attendait le lendemain.

La partie la plus difficile du chemin n'était pas encore entamée.

Le sommeil ne tarda pas à venir le chercher. Il se laissa entraîner dans un profond assoupissement, bercé par le bruissement du vent sur les parois rocheuses. En contrebas, il pouvait entendre le murmure lointain de la vallée. Son corps, épuisé par l'effort, se relâcha complètement.

Durant la nuit, un rêve tourmenté vint le hanter. La montagne était devenue un labyrinthe de pierre vivante où sa maladie avait pris forme sous les traits d’une silhouette noire à ses côtés. Dans ce brouillard, il chercha Michèle, mais c’est le visage d’une autre qui le fixa. Puis il se vit sur des chemins escarpés essayer de gravir une montagne sans fin. Ses jambes se faisaient de plus en plus lourdes, ses poumons le brûlaient sous l'effort, le dos en proie à une violente crise de paralysie.

Il ouvrit les yeux. Ou crut-il les avoir ouverts ?

Il reprit la route dans la matinée. Il avait récupéré des efforts de la veille. Les sentiers devenaient de plus en plus rocailleux, de plus en plus difficiles à gravir. À chaque pas, son corps protestait, mais son esprit restait fixé sur le sommet. Une douleur dans sa poitrine revint une nouvelle fois, plus insistante. Il posa un genou à terre. Puis, il se redressa lentement. Et se remit en marche.

Il avançait comme on repousse une échéance. Un souffle après l’autre.

Enfin, après des heures d'effort, il atteignit le sommet. Essoufflé, épuisé, il se laissa tomber à genoux. Il tourna sur lui-même et écarquilla les yeux devant l'immensité du panorama. Le Pic Palas s'ouvrait devant lui comme une récompense. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait en paix. Là, au sommet, la maladie s'effaçait. Il ne restait que la pureté de l'instant.

Mais une question résonnait toujours dans son esprit.

Combien de temps encore vivrait-il encore ces moments avant que son corps ne le trahisse définitivement ?

Il décida de bivouaquer près du sommet. Il voulait profiter de l'instant autant qu'il le pût. Il installa son campement sur une petite plateforme rocheuse abritée du vent avant de déballer son sac et se préparer un repas frugal. Durant sa pause, il consulta le message de Michèle :

« Julien,

Je ne sais même pas par où commencer. Ton message m'a laissée sans voix.

Pourquoi ? Pourquoi me quitter de cette façon, sans aucune explication ? Tu parles de ne pas vouloir me faire souffrir, mais c’est tout l’inverse qui se produit. Je ne comprends pas ce qui se passe.

Je refuse de croire que tu as décidé cela sans raison valable. Alors s'il te plaît, dis-moi ce qu'il se passe vraiment.

Je t'aime, Julien. Je n’arrive pas à imaginer ma vie sans toi. C’est insupportable de te perdre comme ça, sans comprendre.

Je t'en prie, réponds-moi. »

Lorsque Julien lut le message de Michèle, son cœur se serra violemment. Il avait anticipé sa réaction, s’était préparé à encaisser. Mais les mots l’avaient frappé plus fort que prévu. Chaque ligne était un coup de poignard. Les souvenirs de leur relation refirent surface. Leurs rires, leurs moments partagés, tous ces instants où il se sentait invincible à ses côtés.

Pourtant, il devait la protéger. Il y croyait fermement, même si cela signifiait la perdre. Il s’était convaincu que la douleur de la rupture serait plus supportable que celle de le voir dépérir.

Il laissa échapper un souffle. Ses mains s'étaient crispées autour de son téléphone. Le poids de sa décision, qu'il pensait juste, devint soudain insoutenable. Il ferma les yeux un instant. Il lutta contre une vague d’émotions qui le submergea.

La culpabilité le rongeait. Elle dévorait ses pensées.

Perdu sur cette montagne, face à l’immensité de la nature, à la solitude qu'il s'était imposée, il se sentit écrasé par la gravité de sa décision.

L'idée de lui répondre, de lui avouer enfin la vérité, le traversa furtivement. Il savait que Michèle méritait mieux. Elle devait comprendre pourquoi il avait choisi de la quitter si brutalement. Mais une autre partie de lui se répétait que c'était la meilleure chose à faire. La seule manière de l'épargner de la lente agonie qu’il allait vivre.

Le souffle du vent le fit frissonner. Julien passa une main sur son visage, les traits marqués par la fatigue et le doute. Il luttait contre les larmes qui lui montaient aux yeux. Puis, il se releva, incapable de rester plus longtemps immobile. Il marcha lentement sur la petite plateforme rocheuse, le regard perdu dans l’horizon brumeux. Il cherchait des réponses dans ce vaste ciel qui s'assombrissait.

Mais il n’y en avait pas.

Soudain, il fut tiré de ses pensées par un bruit sourd. Il se retourna brusquement, le cœur battant. Le ciel était noir. L'air, plus lourd, plus humide avait changé. Il rangea précipitamment ses affaires dans son sac. Il lui fallait réagir. Descendre le Pic Palas en pleine tempête était dangereux, voire suicidaire. Il jeta un regard inquiet vers l'horizon où les premières lueurs d'éclairs commençaient à déchirer le ciel.

Il devait redescendre. Vite. Le sommet, si calme quelques heures plus tôt, s’était transformé en guet-apens. Le vent siffla entre les pierres. Il frissonna. Là-bas, le lac. Une heure, peut-être moins.

Il accéléra.

Les premières gouttes giflèrent son visage. Le sentier se fit traître. Chaque pas glissait, chaque rocher menaçait. Il avançait, concentré.

L’orage éclaterait bientôt. Il le sentait dans l’air, dans ses os.

Il arriva finalement sur les hauteurs du lac. D'un coup d'œil, il chercha une grotte ou d'une cavité où il pourrait s'abriter rapidement. Il aperçut enfin une petite crevasse dans la roche. Ce n'était pas grand, mais suffisant pour le protéger. Il s'y engouffra juste au moment où la pluie se transforma en un véritable déluge.

L'orage l'avait rattrapé. Les éclairs illuminaient le ciel. Ils projetaient des ombres menaçantes sur les parois de la montagne. Le tonnerre explosait entre les cimes. Dans son abri de fortune, il analysa sa situation. La montagne qu'il venait de conquérir s'était transformée en un piège mortel. Il ne pourrait pas redescendre tant que la tempête ferait rage.

Mais combien de temps pouvait-elle durer ? Son corps tiendrait-il ?

Instinctivement Julien plongea la main dans son sac. Il en sortit la petite trousse médicale qu'il avait emportée. Il prit un instant pour vérifier ses médicaments, puis ses provisions. Quelques jours, pas plus.

Il regarda la boîte de pilules, pensif. Ces mêmes médicaments régulaient sa maladie pour lui permettre de vivre normalement. Malgré tout, pour un temps donné.

Il cala son corps fatigué entre son sac et une pierre. Il chercha un semblant de confort, puis ferma les yeux. Cette violente tempête l'avait perturbé. Son esprit, agité par les souvenirs et les doutes, refusait de se calmer.

Comment en était-il arrivé là ?

Les images du passé avaient dans son esprit, claires, poignantes. Pour lui, le temps s’était figé. Il s’était revu à douze ans, encore enfant mais déjà contraint de grandir trop vite. Après la disparition de sa mère, son père, Patrice, avait assumé seul son éducation. Il veillait sur lui avec une tendresse qu'il ne réalisait qu'aujourd'hui.

Puis tout bascula.

Son père fut fauché brutalement par un conducteur ivre. La douleur de cette perte, violente et injuste, l’avait laissé seul et brisé. Son arrivée à l'orphelinat avait été un choc. Il ressentit son nouveau monde comme froid, impersonnel. Il lui fallut des mois pour accepter sa nouvelle réalité, des nuits où il pleurait en silence. Il était incapable de comprendre pourquoi la vie avait été si cruelle.

Puis, peu à peu, il fit son deuil. Il n'oublia pas. Il accepta cette absence comme une part de lui-même. C'est à ce moment qu'il décida de se reconstruire, de ne plus être seulement une victime de son passé. Il s’était lancé dans ses études avec une détermination farouche. Le droit, un objectif clair en tête :

Défendre ceux qui avaient été brisés par l'injustice de la vie. Tout comme lui.

Avec le temps, il avait compris que chaque âme, quelle qu'elle soit, méritait d'être défendue. Victimes ou coupables, les hommes étaient tous pris dans le tourbillon de leurs propres souffrances. Il se devait d’être celui qui les entendrait, qui plaiderait pour eux, sans jugement.

La fatigue de cette longue réflexion, ajoutée à celle de la journée écoulée, avait fini par l'emporter. Son esprit s’était enfin calmé. Il s’était assoupi, bercé par les derniers grondements du tonnerre et le poids de ses souvenirs.

Le grondement s’était éloigné, mais la tempête n’avait pas dit son dernier mot.

                       * * *

Un courant d’air glacial s’insinua dans la pièce.

Julien remua, emmitouflé dans ses draps. Une autre nuit, un autre abri. Mais la même sensation de lutte sourde, tapie juste sous la surface.

Elena.

Même dans son sommeil, elle occupait ses pensées. Dans la cheminée, les braises s’étaient éteintes.

Le silence était total, à peine troublé par le souffle du vent contre les volets du refuge.

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