Chapitre 35

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L’aéroport grouillait de voyageurs pressés, mais j’étais ailleurs. Assis près de Victoria, je faisais tourner mon billet d’avion entre mes doigts, les yeux perdus dans le vide. Mon vol pour Shanghai décollerait dans moins d’une heure. Ce voyage d’affaires, organisé dans l’urgence, tombait au pire moment imaginable.

Entre la crise de l’entreprise, cette commande stratégique en péril, les fantômes de mon père qui hantaient mes pensées et... Victoria. Victoria, assise à côté de moi, impeccable comme toujours, à jouer les imperturbables. On n’avait pas reparlé de ce qu’elle avait découvert sur mon passé. Comme des lâches, nous avions tout enfoui dans un tiroir verrouillé. Mais je sentais son regard sur moi. Elle ne posait pas de questions, mais elle m’observait. Comme un dossier sensible à traiter avec précaution.

— Puisque je pars, je te confie la maison, lançai-je pour briser le silence. Essaie de ne pas la transformer en champ de bataille, s’il te plaît.

Elle haussa un sourcil, feignant l’indignation.

— Thomas, tu exagères toujours mon côté « désorganisé ».

— Vraiment ? fis-je en me penchant vers elle. Vaisselle qui moisit dans l’évier, emballages de bonbons planqués sous les coussins, et je ne parle même pas de ta salle de bain qui ressemble à une parfumerie après un tremblement de terre.

— J’apporte un peu de vie dans ce mausolée aseptisé que tu appelles une maison, rétorqua-t-elle avec un sourire de duchesse offensée.

— Ce n’est pas « de la vie », c’est du chaos soigneusement orchestré. Un talent, certes, mais pas celui que tu crois.

Elle se redressa, pleine de dignité, mais je vis cette étincelle amusée dans son regard.

— Très bien, monsieur le maniaque du rangement, je m’efforcerai de préserver ton temple de l’ordre absolu.

— Tu ferais mieux, sinon j’envoie une escouade de nettoyage et je te facture sur ton budget shopping.

— Quelle élégance. Tu es irrécupérable.

Je haussai les épaules.

— Et toi, incorrigible.

Elle me donna un léger coup avec son gobelet de café, ce qui, venant d’elle, tenait presque de la caresse. Pendant un instant, tout était léger. Facile. Comme si rien de grave ne nous attendait au retour.

L’annonce de l’embarquement retentit. Je me levai en attrapant mon sac.

— Sois prudente, lança-t-elle, plus sérieuse.

— Ne t’inquiète pas. Si je ne réponds pas à tes messages, promets-moi de ne pas lancer un avis de recherche international.

— Si tu ignores mes messages, j’envoie notre avocat te déloger en pleine réunion, répliqua-t-elle, un sourire en coin.

— Sadique.

— Préventive. Avec ton caractère, tu finiras en taule avant la fin de la semaine.

Je partis, lui jetant un dernier regard avant qu’elle ne remarque que cette scène d’adieu m’avait serré la gorge.

Dès mon arrivée en Chine, le ballet des catastrophes commença. Pas le temps de souffler. À peine installé à l’hôtel, mon téléphone vibra avec une série d’alertes rouges – le genre qui annonce toujours des nouvelles déplaisantes.

"Réunion d’urgence. 45 minutes. Salle 27."

Je n’eus même pas le temps d’enlever ma veste que mon assistant m’inonda de documents par mail. Des tableaux Excel, des graphiques incompréhensibles, des rapports où chaque page criait la panique à peine dissimulée.

J’avalai un café infâme dans un gobelet en carton et me ruai vers la salle de réunion, les épaules raides, la mâchoire serrée.

La pièce ressemblait à un état-major avant une bataille perdue d’avance. Une dizaine de collaborateurs s’agitaient autour de la table. Certains relisaient nerveusement leurs notes, d’autres pianotaient frénétiquement sur leurs téléphones comme si le salut devait en sortir. L’air était épais de sueur et d’angoisse.

Je pris place à la tête de la table et déroulai mes manches avec une lenteur calculée. Le geste était théâtral, délibéré. Je voulais qu’ils comprennent, avant même que j’ouvre la bouche, que la patience n’était pas au programme.

— Vous avez trente minutes pour me prouver que vous savez encore gérer une chaîne logistique, lançai-je, ma voix tranchant le silence comme une lame.

Les visages se figèrent. Certains baissèrent les yeux, d’autres m’adressèrent un sourire crispé de condamnés à mort.

Le directeur logistique, la cinquantaine austère, ajusta ses lunettes et se racla la gorge.

— Monsieur Castez, nous avons subi une série d’imprévus : grèves portuaires, congestion des axes...

Je levai une main.

— Épargnez-moi le bulletin météo des transports. Je veux des solutions. Immédiates. Pragmatiques. Efficaces.

Ils échangèrent des regards nerveux. Ce moment où personne ne veut être celui qui parle en premier.

— Alors ? Personne n’a d’idée ? C’est fascinant, cette capacité à identifier les problèmes mais à disparaître quand il faut les résoudre.

Le jeune responsable logistique, visiblement frais émoulu de son école de commerce, se risqua :

— Nous pourrions... opter pour un fret aérien. Cela contournerait les ports, mais...

— Mais ?

— Le coût serait... conséquent.

Je haussai un sourcil.

— Vous me parlez de coût ? Vous avez une idée de ce que représente la perte de nos principaux clients européens ? Des répercussions sur nos marges ?

Silence de mort.

Je me levai, posai les mains à plat sur la table.

— Faites-le. Maintenant. Et que ça vole.

Ils acquiescèrent en silence, griffonnant des notes comme sous la dictée d’un oracle.

— Et si demain un seul maillon de cette chaîne merde encore, la seule expédition express sera votre CV. Direction le chômage. Sans retour.

Silence absolu.

— Exécution.

Je quittai la salle sans attendre de réponse. Derrière moi, j’entendis des soupirs étouffés, des pages qu’on tournait frénétiquement, et un « Putain... » murmuré.

J’esquissai un sourire. Ils allaient bosser. Parce que quand je passais en mode requin, personne n’avait envie de nager dans mes eaux.

Quelques jours plus tard, j'eu enfin l'occasion de m’effondrai sur le lit de ma chambre d’hôtel, un café froid à portée de main, le regard rivé au plafond.

Enfin un moment de répit.

Mon téléphone vibra. Un message de Victoria :

« Quand tu rentres, je veux un cadeau. Pas un truc matériel. Quelque chose de toi. »

Je souris. Victoria, toujours aussi directe. Elle voulait une preuve que j’avais pensé à elle.

En Chine, les options ne manquaient pas. Il y avait ce dragon en jade que j’avais repéré – élégant, symbolique, un cadeau parfait. Simple, mais significatif.

Pourtant, mon esprit revint à ce collier acheté à la plage, toujours caché dans mon tiroir. Trop personnel. Trop lourd de sens. Pas encore le moment.

Je répondis :
« Promis, ce sera spécial. »

Spécial. Et bien plus simple à offrir que ce fichu collier.

Les journées à Shanghai s’enchaînaient, toutes aussi épuisantes les unes que les autres. Après des heures de réunions et de négociations qui m’avaient vidé de toute énergie, je me retrouvai enfin avec un peu de temps libre. Mon esprit restait accablé par les soucis professionnels, mais une pensée s’imposa soudain : Victoria. Elle m’avait demandé un cadeau, quelque chose de spécial. La requête était simple, mais sa réalisation s’avérait compliquée dans le chaos ambiant. Pourtant, j’étais déterminé à trouver l’objet parfait. Elle méritait une attention sincère, et cette conviction me poussa à sortir pour m’aérer l’esprit.

Je me mis à flâner dans les ruelles de Shanghai, scrutant les étals des artisans locaux. Je cherchais quelque chose d’authentique, qui incarnait à la fois la culture shanghaïenne et l’essence de notre relation. Au détour d’une ruelle, je découvris l’échoppe d’un artisan spécialisé dans le jade. Des sculptures magnifiques s’y alignaient : dragons, fleurs, animaux mythologiques… Des pièces d’une finesse qui me subjugua. Mon regard fut immédiatement attiré par un dragon finement ciselé, à la fois puissant et délicat. Je sus aussitôt que c’était le cadeau idéal pour Victoria : un symbole de force et de mystère, empreint de subtilité. Elle ne pourrait qu’adorer.

Je réglai l’achat sans hésiter. Alors que je quittais la boutique, mon téléphone vibra. Un message urgent de mon directeur financier – comme toujours au pire moment.

— Thomas, gros problème avec les fournisseurs. Ils refusent de respecter les délais. Risque d’annulation de contrats et retard de production.

Je n’avais pas le choix : il fallait agir vite. L’entreprise était en jeu. Je sautai dans un taxi pour regagner l’hôtel, l’esprit déjà en mode crise.

Dès mon arrivée, je contactai le responsable logistique local, le ton ferme :

— Tu rencontres ces fournisseurs ce soir. On leur propose une solution claire : réajustement des délais contre conditions de paiement modifiées et plan de production accéléré. C’est non-négociable. S’ils refusent, on se tourne vers la concurrence.

Quelques heures plus tard, la confirmation tomba : les fournisseurs avaient cédé. La tempête était calmée, pour l’instant. Je m’effondrai sur le lit, épuisé mais soulagé. Il me restait une dernière chose à faire avant de pouvoir souffler. Je composai le numéro de Victoria.

Elle décrocha, voix teintée d’ironie :

— Thomas Castez, enfin ! Tu as décidé d’émerger de ton silence radio ?

Son ton moqueur me fit sourire. J’avais tant manqué cette légèreté.

— Désolé, c’était l’enfer ici. Mais bonne nouvelle : je rentre demain. Et… j’ai ton cadeau.

Elle marqua une pause intriguée :

— Vraiment ? Pas un énième porte-clés, j’espère ?

Je souris, confiant.

— C'est un secret. Quand je l’ai vu, j’ai pensé à toi.

Un silence. Puis sa voix se fit plus douce :

— Tu fais vraiment des efforts pour connaître mes goûts, maintenant.

Je feignis l’indifférence.

— Mouais, disons ça.

Elle éclata de rire :

— Touché ! C’est peut-être ton meilleur cadeau à ce jour.

La satisfaction m’envahit. Même sans la voir, je devinais son sourire.

— Rendez-vous demain pour fêter ça dignement, ajoutai-je.

— Impatiente. Prends soin de toi, Thomas.

Je raccrochai, apaisé. Un problème réglé, un cadeau qui ferait mouche, et l’espoir d’un retour en douceur à Paris. Il ne me restait plus qu’à boucler cette mission.

L’atterrissage à Roissy fut une délivrance. En descendant de l’avion, je sentis le poids des derniers jours se dissiper légèrement. Victoria m’attendait près de la voiture, plus rayonnante que jamais.

— Bienvenue au chaos, dit-elle avec un sourire en coin. Prêt à reprendre du service ?

Je souris malgré ma fatigue.

— Peut-être un peu moins cette fois. Tiens.

Je lui tendis l’écrin contenant le dragon en jade. Elle l’ouvrit, un sourcil sceptique.

— Un dragon. Sérieusement ?

— Symbolique. Fort, mais raffiné. Un peu comme toi.

Elle me dévisagea, son sourire s’adoucissant.

— C’est... parfait.

Elle se pencha et déposa un baiser furtif sur ma joue. Un geste simple, mais qui en disait long.

— On rentre ?

— Avec plaisir. J’espère que le canapé n’est pas enseveli sous tes emballages de bonbons.

Elle sourit, mystérieuse. Trop mystérieuse.

Ma question trouva réponse dès que je franchis la porte.

Toute l’affection que j’éprouvais pour elle se transforma en fureur pure.

— Victoria Chan, qu’est-ce que tu as fait bordel ?

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