Agora (IV)

4 minutes de lecture

Combien de regards se croisèrent alors que mourraient encore les jeunes soldats. À cause de ce code martial respecté à la lettre — de la moindre injonction jusqu'à la plus grave des consignes : tout cela les avait alourdis. Là où, au contraire, les coups de pelles tachées de boue, de sang, qu'avaient su manier avec une habileté toute meurtrière ceux dont la rage avait su ôter la raison, les avaient allégés du poids de leur devoir. Ces taillades-là avaient été libératrices, ces assommoirs-ci, apaisants. Et, quand ils finirent de pleuvoir, voguaient sur cette ligne de flottaison fangeuse, portés par le pourpre, de nombreux vaisseaux vides. N'agonisaient que ceux qui le pouvaient toujours. Par des battements de paupières, plus tout à fait vives, qui apparaissaient à celles de leurs victimaires, inclinées sur eux ; gonflées, sous l'effort consenti afin de les clore, quand elles dessinaient encore la fureur de survivre. La phalange avait tant réussi que son succès la laissa interdite et il fallut un moment pour qu'elle ose, de nouveau, relever la tête, se voir. Certains n'eurent pas sitôt réalisé cet acte qu'ils lâchèrent leurs armes, comme brûlantes du scandale accompli, se jetant sur les corps étendus. Et quand l'un couvrait de ses regrets les dépouilles de l'unité décimée, l'autre y dénudait les protections flambant neuves. De telle manière qu'une lutte éclata derechef. Mais... ils n'avaient plus la force de l'exprimer en massacre. Cette fois-ci, s'engagea un corps-à-corps bien différent.

Les camarades dont la peine était la plus grande s'associèrent à langueur des mourants, les agrippant, comme on s'accroche au plus précieux des souvenirs ; barrant de tout leur long l’accès à la nécessité qui avait fait d'eux des pilleurs de cadavres. Et ils intimèrent qu'on cesse, qu'on arrête là l'exigence de cette détresse qu'ils partageaient d'habitude avec leurs comparses. Ils la rejetaient à présent de leurs supplications. Personne alors n'eut à cœur de contredire, par davantage de violences, car il aurait fallu s'y résoudre, ces lamentations. Et bientôt, tous les combattants furent assis prostrés dans un silence de deuil. Cependant, alors que bon nombre d'entre eux observaient un fervent mutisme, une rumeur quasi immédiate monta, d'émissions en émissions, parmi les rangs, en cercle, autour de la tuerie. Cet acte sacrificiel — fallait-il s'en étonner — avait provoqué l'envoi, par le commandement, de rudes remontrances vis-à-vis des guerriers, via des notifications disciplinaires.

Sanctions promises. Sanctions dues.

Après réception, l'instant était à la plainte, à la stupeur, et on se frappait le torse revêtu de kevlar, jetait son casque, son lanceur, se griffait jusqu'au rouge le crâne nu. Et, pour ceux qui partageaient l'amitié, qui avait su se matricer par l'épreuve de la guerre, ceux-ci se prirent dans les bras comme unique consolation de s'être au moins connus. Pour d'autres, selon qui, il fallait reprendre le combat, si on les y contraignait, quitte à affronter leurs propres généraux, l'heure était donc à la fermeté : seule planche de salut. Ces messages de révolte, contre l'abattement premier, atteignirent et comblèrent, sans aucune difficulté, le vide qu'avait laissé, en partant, la colère assouvie. L'évidence aidant, ils eurent convaincu le bataillon tout entier par la justesse de cette harangue courageuse si, et, seulement si, l'état-major n'avait appliqué la procédure.

Communicateurs déconnectés... Ils n'eurent plus que les yeux pour...

Ils tombèrent sur leurs genoux qui s'enfoncèrent de résignation dans la tourbe battue par les vents ; noyée par cet acerbe crachin qui ne cessait jamais de leur attaquer le cuir. Ils étaient défaits, vaincus sans effort : quelle était donc cette manière de combattre ? Eux, ne connaissaient que les assauts qui commandaient la vigueur des jambes et des bras ; la lutte mauvaise et la mort véloce. Ils n'étaient pas entraînés à se prémunir d'une telle offensive. Que pouvaient les boucliers ? Corps désarmé, sans secours, sans mots la cohorte ne pouvait plus se former. Isolés les uns des autres : seuls. Condamnation, qui laissa les captifs dans une rigidité prémonitoire, sort que pas un soldat ne semblait refuser, celle-ci fut néanmoins dérangée par Rofaly, commun chétif qui ne se nommait que par Rofaly auprès de ses camarades. D'ordinaire discret, il se porta pourtant au milieu de la troupe, à la vue de tous ; et d'aucuns se seraient demandé ce qu'il lui prenait s'il n'avait serré sa gorge de ses deux mains. Alors, Fridame aux pieds rapides se précipita vers lui afin de le secourir, de lui éviter la suffocation qu'il subissait. Son aide fut repoussée et l’incompréhension générale ; unanime la curiosité qui commençait à naître chez les vétérans. Cet idiot voulait-il mourir ainsi ? Pourquoi ne patientait-il pas jusqu'à l'exécution programmée ? Elle, indolore. Rien n'y fit et il continua son effort pressant ses paumes sur son plexus de telle sorte qu'il parvint, à grande peine, après plusieurs tentatives, à extirper sa gêne : un son.

On se leva tout autour, les yeux ronds ; il insista, n'avait pas fini :

— Nnnn... Nnnn...

Tous étaient frappés :

— Nnn... Now ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 16 versions.

Vous aimez lire Cabot ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0