L'homme Livre

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 Stéphane consulte sa montre, il est à peine 9 h, la neige tombe à petits flocons, poussés par le vent, ils viennent s'écraser sur le carreau de la fenêtre en grappes dispersées et fondent aussitôt. Stéphane décide de se rendre au quartier latin pour y visiter les bouquinistes. Cette perspective suffit à le sortir d'une légère somnolence provoquée par la lecture de quelques articles du nouveau Larousse illustré édition 1899. Il espère que cette sortie lui permettra de chasser son ennui. Il replace avec précaution le lourd volume en demi-reliure brun foncé sur son étagère et se prépare à sortir.

 Il ne se lasse jamais d'aller dans les bibliothèques ou les librairies, de flâner le long des échoppes de bouquinistes des quais de la Seine. C'est pour cette raison qu'il a déménagé l'année dernière, quittant sa province natale pour vivre à Paris.

 Il occupe un trois-pièces à peine suffisant pour y entasser ses livres. Tous les murs sont tapissés d'étagères très hautes où sont rangés dans un ordre plus ou moins rigoureux des milliers de livres. La pièce principale donne sur deux grandes fenêtres qui s'ouvrent sur la rue. Exposé au Nord cet appartement présente l'avantage de garder une certaine fraîcheur durant l'été et de bénéficier d'un ensoleillement limité tout au long de l'année ce qui est préférable pour la conservation des livres. Stéphane prend soin de ses livres comme autant d'êtres fragiles et délicats. Il manipule chacun d'eux avec des gestes qui rappellent ceux du prêtre pendant le rituel de la messe.

 Depuis que le bois a remplacé le chiffon dans la fabrication du papier, les livres sont devenus matières périssables. Sous l'effet du temps, le papier de mauvaise qualité jaunit à la lumière, sèche, devient craquant et fragile. On conserve dans les musées des papyrus plusieurs fois millénaires, mais certains livres édités au début de ce siècle tombent déjà en poussière.

 Pour Stéphane, savoir qu'un jour toute bibliothèque tombera en poussière évoque plus sûrement la fin du monde que sa propre mort.

 Dans l'appartement, il y a des livres partout, en pile sur le sol, sur les tables, sur les meubles, il reste à peine la place nécessaire pour circuler d'une pièce à l'autre. On y trouve des livres de philosophie, d'histoire, des biographies, des encyclopédies, des dictionnaires, des romans, des livres anciens, des livres neufs, des livres rares sur tous les sujets et toutes les époques.

 Stéphane consacre tout son temps aux livres et à la lecture. Il ne se passe pas une semaine sans qu'il se rende chez un brocanteur, un bouquiniste ou une librairie. Il commence d'ailleurs à manquer sérieusement de place et il a dû se résigner à entasser une partie de sa bibliothèque dans le réduit qui lui sert d'annexe au rez-de-chaussée. Pour faire face à ces dépenses que son maigre salaire d'employé aux écritures ne lui permet pas, il se nourrit de pain, de fromage et de salade.

 Il n'est pas collectionneur ni bibliophile, il achète des livres pour les lire, mais il sait pourtant qu'il n'aura pas assez d'une vie pour les lire tous.

 Stéphane a trente ans, taille moyenne, cheveux abondants, bruns et légèrement frisés, visage allongé et pâle. Son allure est plutôt commune et il est du genre à passer inaperçu, mais ce qui le distingue est l'intensité de son regard. Ces grands yeux bruns expressifs donnent à sa physionomie élégance et noblesse.

 La neige cesse de tomber. Stéphane enfile sa veste et sort. Dans l'escalier règne une odeur de vieux tapis. Il rend un bonjour distrait aux locataires qu'il croise en descendant. Dehors le ciel est couvert, il décide néanmoins de faire le trajet à pied.

 Le pavé de la rue ne sonne pas comme d'habitude, c'est Noël !. Les vitrines sont illuminées et attirent le regard des passants dont l'expression du visage, d'ordinaire si fermé, paraît plus enjouée. Les yeux des enfants brillent d'un éclat particulier.

 Le bruit de la rue s'est transformé en une musique douce. À l'entrée d'un grand magasin, un père Noël agite des clochettes, dont le timbre éclatant accompagne harmonieusement le bruit de la foule.

 Il fait froid, Stéphane ajuste son écharpe autour de son cou et enfonce ses mains dans les poches de son manteau. Il marche d'un pas rapide comme pour distancer la mélancolie qui l'envahit à cet instant.

 Il se retrouve bientôt parmi des livres inconnus, furetant dans l'étroit passage entre deux étagères regorgeant de volumes aux reliures fauves ou cramoisies. Il se baisse, se lève, incline la tête à gauche puis à droite pour lire les titres aux dos des volumes, lève la tête aussi haut qu'il peut jusqu'à éprouver une douleur dans la nuque. De tant à autres il doit enjamber une pile à l'équilibre instable, il se fraye un chemin dans un océan de livres, de journaux, d'encyclopédies…

 Il regrette de ne pas pouvoir accéder à tous les livres. Certains sont placés trop haut, d'autres sont coincés derrière des rangées de volumes soudés par leur nombre d'où il n'est possible d'en extraire que quelques-uns. Des piles de plus d'un mètre rendent risqué l'accès aux livres situés en dessous.

 Il renonce à déranger sans cesse le bouquiniste occupé à examiner les ouvrages qu'il sort d'une caisse. Il poursuit son exploration comme le navigateur sur l'océan tumultueux l'œil fixé sur l'horizon en quête d'une terre inconnue.

 Il examine avec un œil d'expert chaque volume comme l'entomologiste identifie un insecte placé sous la loupe.

 La reliure, la tranche, le dos, la gouttière, le signet, la coiffe, le colophon, les pages de garde, toutes les parties du livre font l'objet de son attention, même le poids, l'odeur de l'encre et la qualité du papier.

 Il est comme l'astronome derrière son télescope qui retient sa respiration pour mieux se projeter dans les étoiles de la galaxie qu'il observe.

 Il est en quête de livres comme d'autres cherchent le saint Graal, la pierre philosophale ou la toison d'or. Il sait qu'il trouvera parmi tous ses ouvrages quelques raretés qui renferment dans leurs pages un élément de réponse aux questions qu'il se pose. Il a toujours l'espoir de trouver le livre qui lui permettra d'avancer dans ses recherches. Il voudrait tout lire, tout savoir.

 C'est à peine s'il remarque les clients qui entrent et sortent de la boutique.

 Le bouquiniste s'approche de lui et lui demande s'il peut l'aider dans ses recherches. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, petit, légèrement voûté, trait physique contracté sans doute à force de s'incliner pour sortir les livres des cartons. Il est vêtu de noir, une chevelure abondante et semble-t-il incoiffable, le regard malicieux et myope. Stéphane ne sait pas quoi répondre à cette question rituelle, il ne cherche rien de particulier.

— Je n'ai pas d'idée précise, je regarde simplement…

— Très bien je vous laisse, n'hésitez pas si vous avez besoin de moi pour un renseignement.

 Le bouquiniste s'éloigne, mais il est tout de suite sollicité par un client qui passe le nez par la porte en hélant :

— Avez-vous quelque chose pour moi aujourd'hui ?

— Oui vous tombez bien ! j'ai trouvé les 7 volumes du voyage du jeune Anarchasis, ils sont dans un état irréprochable, je pense que cela devrait vous intéresser.

— Très bien, en effet…hum… je passerai demain matin pour les voir.

- Entendu à demain.

Le client pressé disparaît dans la rue. Un autre client pénètre dans l'échoppe par la porte restée ouverte. Le bouquiniste s'avance vers lui et après un salut amical les deux hommes engagent une conversation érudite sur les reliures du XVIIIe siècle.

Stéphane peut compulser à loisir les livres qui défilent sous ses yeux. Son attention est retenue par un ouvrage qui dépasse légèrement de l'étagère, il le replace et lit machinalement le titre, ce qui l'incite à consulter l'ouvrage de manière plus détaillée.

Il s'agit d'une édition ancienne, reliure en percaline rouge avec motif estampé à froid. À l’intérieur les pages de garde sont illustrées d’un très beau dessin représentant une somptueuse bibliothèque avec une vue plongeante de la salle principale d'une bibliothèque immense dont les étagères couvrent tous les murs à l'exception de deux grandes ouvertures pour les fenêtres. Il fait nuit, au centre quelques tables de travail et sur l'une d'elles une petite lampe de bureau éclaire faiblement une partie de la pièce. Un homme est assis à une table et lit, les deux coudes sur la table, une main repliée sur sa joue gauche et l'autre main posée sur son front dans l'attitude d'un homme qui scrute le fond d'un puits. Le titre de l'ouvrage est reproduit en haut page de la page de couverture en gros caractère doré :

« L’homme livre » .


Il ouvre le livre et commence à lire le premier chapitre.

« Stéphane consulte sa montre, il est à peine 9 h, la neige tombe à petits flocons, poussés par le vent, ils viennent s'écraser sur le carreau de la fenêtre en grappes dispersées et fondent aussitôt. Stéphane décide de se rendre au quartier latin pour y visiter les bouquinistes…»

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