La lampe de Séléné

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Au pied du mont Latmos, là où la Carie étend ses vallées dorées jusqu’aux rivages d’azur, vivait un jeune berger nommé Endymion. Les pentes douces s’ornaient d’oliviers centenaires dont les feuilles argentées frémissaient sous la brise marine, tandis que les cyprès dressaient leurs silhouettes effilées contre le ciel lumineux. Des ruisseaux cristallins serpentaient entre les rochers couverts de thym et de romarin, leurs eaux chantantes se mêlant au tintement des clochettes des troupeaux de chèvres et de moutons.

La lumière dorée venait chaque matin baigner ces terres bénies : ici, un promontoire rocheux surplombait la mer étale où se reflétaient les nuages roses du couchant ; là, des bosquets de lauriers-roses encadraient des prairies émaillées d’anémones sauvages. Les ruines d’anciens temples, envahies de lierre, étaient les seuls témoins du temps qui passe ; dans le lointain, les montagnes bleues se perdaient dans les brumes.

Endymion aimait ces paysages avec une ferveur qui dépassait l’entendement commun. Mais plus encore que les splendeurs diurnes de sa terre natale, il chérissait les nuits qu’il passait au sommet du mont Latmos. Là-haut, où la vue s’étendait, mirifique et dégagée, jusqu’aux confins de l’horizon, il contemplait la Lune dans sa course silencieuse.

La Lune lui semblait détenir, il ne savait pourquoi, la réponse à la question qui le taraudait depuis l’enfance : qu’est-ce qui importe le plus ? Dans ses rêveries, il imaginait parfois que l’astre nocturne descendait dans la petite lampe d’argile qu’il portait toujours avec lui, et qu’elle éclairait le monde entier de sa beauté transcendante.

Ses compagnons bergers se moquaient de sa lubie :

— Pourquoi perds-tu ainsi ton labeur et tes nuits ? Le matin, tu te réveilles fatigué, et les fruits de la terre se refusent à toi. La Lune n’est qu’un gros rocher dans le ciel !

Mais Endymion pensait différemment. Si la Lune n’était qu’un rocher, alors la musique n’était qu’un son creux, un livre n’était que de l’encre sur du parchemin. « Ils ne sont pas sots, pourtant, se disait-il en regardant ses amis. Comment se fait-il qu’ils ne comprennent pas une chose aussi simple ? »

Et chaque nuit, fidèle à son mystérieux rendez-vous, Endymion revenait au sommet du mont Latmos contempler la Lune.

Un soir où l’air était particulièrement limpide, où les étoiles scintillaient comme des diamants sur le velours noir du ciel, il sentit soudain une présence. Une voix semblait l’appeler, douce comme la brise dans les roseaux : « Endymion… »

Il se retourna vivement. Personne. Avait-il rêvé ? Il leva de nouveau les yeux vers le disque argenté qui baignait le paysage d’une clarté laiteuse. Mais bientôt, l’appel résonna de nouveau, plus distinctement cette fois. Il se retourna encore. Toujours personne !

Soudain, il perçut un mouvement furtif près d’un vieux chêne.

— Qui es-tu ? appela-t-il d’une voix où se mêlaient crainte et fascination.

Il devina alors, se détachant de l’ombre de l’arbre, la silhouette d’une jeune fille. Noirs étaient ses cheveux, et ses yeux également, deux puits d’encre où brillaient d’étranges reflets. Sa peau miroitait comme du nacre. Elle le regardait sans bouger, sans sourire, avec une intensité qui fit une trouée dans son cœur comme des coups de poignard.

— Qui es-tu ? répéta Endymion, mais la jeune fille se détourna brusquement et disparut dans la forêt, courant et bondissant comme une biche.


Les jours suivants, Endymion ressentit une pesanteur étrange s’installer en lui. D’abord, il n’y prêta guère attention, attribuant sa mélancolie au mystère de cette rencontre nocturne. Mais plus le temps passait, plus le sentiment grandissait, devenant oppressant, douloureux. Le monde lui semblait soudain comme un mauvais rêve dont il ne parvenait pas à s’éveiller.

Des visions effrayantes commencèrent à l’assaillir. Ses amis ne ressemblaient plus à ceux qu’il avait connus : leurs yeux lui apparaissaient semblables à des yeux d’insectes aux multiples facettes, leurs nez à des groins de porc, leurs mains à des pinces de mante religieuse. La nature elle-même, jadis si belle, lui semblait maintenant morne et étrangère, comme vidée de sa substance. Les arbres n’étaient plus que des squelettes tordus, les fleurs des grimaces colorées, les ruisseaux des serpents liquides.

Il avait constamment le sentiment de devoir fuir, de devoir se cacher de quelque chose d’innommable… mais se cacher où, quand le ciel lui-même semblait peser sur lui comme un couvercle de plomb ?

Désespéré, Endymion retourna au sommet du mont Latmos, espérant retrouver dans sa contemplation un peu de paix. Mais ô terreur ! La Lune n’apparaissait plus. Le ciel restait obstinément vide, noir, sans même une étoile pour le consoler. Sa petite lampe d’argile n’était plus qu’une lampe ordinaire, ne projetant qu’une faible lueur jaunâtre qui rendait les ombres plus menaçantes encore.

Il tomba à genoux et supplia :

— Ô ma reine céleste, pourquoi n’éclaires-tu plus ma route de ta lampe magique ? Le monde est affreux sans ta lumière ! Je t’en prie, délivre-moi de cette malédiction !

Soudain, il sentit derrière lui une présence. Il se retourna : c’était la jeune fille à la peau opalescente. Elle se tenait là, à deux pas de lui, immobile comme une statue d’albâtre.

— N’est-ce pas ce que tu voulais ? demanda-t-elle d’une voix douce comme le murmure du vent.

— Ce que je voulais ? répéta Endymion, désorienté.

— Tu voulais savoir ce qui importe le plus, répondit la jeune fille, et dans ses yeux noirs dansaient maintenant des reflets argentés.

— Oui, dit Endymion, mais comment pourrait-ce être la réponse ! Je ne me comprends plus et je ne comprends plus le monde. Tout est laid, tout est triste !

La jeune fille leva les yeux vers les nuages.

— Ce monde n’est rien d’autre qu’un fragment tombé de l’œil des dieux. C’est pourquoi les choses paraissent belles aux uns, et repoussantes aux autres ; la nature est incomplète sans la lumière qui l’éclaire de l’intérieur.

— Mais alors cette beauté est terrible et atroce ! s’écria Endymion. C’est une beauté de mort et non de vie ! Comment pourrais-je vivre heureux parmi mes semblables s’ils ne voient pas ce que je vois ?

La jeune fille ne répondit pas. Elle se détourna et commença à s’éloigner vers la lisière de la forêt.

— Non ! Je t’en prie, ne t’en va pas ! cria Endymion avec désespoir. Aide-moi, je ne veux pas vivre ainsi, déchiré entre deux mondes !

La jeune fille s’arrêta, émue par son chagrin. Elle revint lentement vers lui.

— Tu as voulu connaître la vérité, Endymion, et je te l’ai montrée.

— Je t’en prie, supplia Endymion, les larmes coulant sur ses joues, rends-moi ma lampe ! Laisse-moi contempler la beauté une dernière fois !

Alors Séléné eut pitié de lui. Elle posa sa main glacée sur le front brûlant d’Endymion.

— Dors, lui dit-elle d’une voix de sirène, dors, bel Endymion, et ne te tourmente plus.

Une torpeur délicieuse envahit Endymion. Il s’allongea sur l’herbe rase du sommet, l’âme soudain apaisée, tandis que Séléné caressait ses boucles brunes. Ses paupières se fermèrent doucement, et un sourire bienheureux se dessina sur ses lèvres.

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