Le temps d'une journée

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 Mardi. Neuf heures. Je me réveille en forme et j'ouvre le rideau, la sombre luminosité de ma chambre laissant place au jour faisant son apparition. Le soleil envoie ses premiers rayons. L’atmosphère se réchauffe peu à peu après la fraîcheur matinale. Le ciel est vide de nuages annonçant une journée douce et ensoleillée.

 Nous avons un cours de culture ciné cet après-midi mais le professeur s’avère absent. Je compte en profiter, un parc m’attend, ses arbres, ses oiseaux, sa pelouse verdoyante et ses enfants qui jouent. L’herbe, la bière et la musique seront mes péchés mignons d'un jour.

 Le cours de la matinée me semble durer une éternité, mes pensées se dirigent vers la reposante après-midi qui m'attend. Quand enfin celui-ci se termine, je décide d’aller manger au soleil, les autres s’en vont au self, je passe au supermarché du coin m’acheter du pain, du saucisson et une bière. Non loin d’une entrée de la fac, je m’assois sur une pelouse et commence mon casse-croûte. Après avoir nourri mon estomac, je me roule une cigarette, je m'étends sur le sol et je cale mon casque sur les oreilles. Je me laisse emporter par la musique qui en jaillit. Le soleil commence à chauffer agréablement mon visage, je me sens bien, ma conscience se vide de toute préoccupation, de toute pensée, de toute réflexion et je laisse mon esprit voyager par le son et l’environnement qui m’entoure.

 Il est bientôt quatorze heures, une amie m’appelle pour que je la rejoigne, ils ont terminé le repas au restaurant universitaire et on décide, en attendant le reste du groupe, de s’asseoir sur la pelouse qui borde le bâtiment en forme de u. Progressivement, on se retrouve en nombre, une dizaine, une vingtaine peut-être. Je suis joyeux, nous sommes nombreux et souriants, le soleil brille et la douceur est au rendez-vous. On branche la musique sur une enceinte et l’après-midi, telle que je la fantasmais depuis que je m’étais levé, pouvait enfin commencer.

 Je vois certains sortir leur petit matériel du rouleur, l’odeur de l’herbe se répand dans l’atmosphère. On se questionne pour savoir qui va aller acheter de la bière et après quelques hésitations, nous décidons à quatre d’y aller gaîment, pressé de commencer à s’enivrer. Il commence à faire chaud et les gorgées de bière que j’ingurgite m’apportent une sensation de fraîcheur loin d’être désagréable.

 En jetant un coup d’œil circulaire à tous mes amis présents, je ne peux m’empêcher de réprimer un grand sourire. Je vois leurs sourires, leurs regards, leurs visages, j’entends leurs voix, leurs discussions et je commence à trouver tout cela magique. Ils profitent de l’instant. Je n’ai malheureusement pas d’appareil photo mais je m’amuse à imaginer saisir certains moments particuliers sans qu’ils s’en aperçoivent. J'aimerais capter leur naturel.

 Je les observe, ils sont beaux et charmants, chacun à leur manière, quand l'une est d'un naturel désarmant, l'autre sévit par son humour. L'un est son aura, l'autre sa grâce. L'un est son éclat, l'autre son charisme. Un autre sa démarche, une autre la profondeur de son regard. Un autre est sa voix, l'autre son éclat. Une autre sa pureté, l'autre son élégance. Immensité et infinité de personnalités et de différences mais qu'elle est belle la différence. Variété de caractères, de pensées et d'opinions. Cela m'a frappé quand je suis arrivé ici. Je me reconnais dans chacun d'eux, cela m'a indéniablement aidé dans l'affirmation de ma personnalité, la découverte d'êtres que j'ai attendu toute une vie.

 Dans le courant de l’après-midi, certains arrivent, certains partent, certains reviennent. Il y a un flot ininterrompu de gens qui défilent quand, de mon côté, j’ai l’étrange sensation que le temps s’arrête, seules les gorgées qui viennent s’échouer dans les profondeurs de mon estomac à rythme régulier viennent me rappeler que le temps poursuit sa route.

 En observant l’alentour, je m’attarde sur une amie, qui attire mon attention. Elle est belle, le soleil illumine son visage harmonieux ; l’air pensive, je remarque son naturel, celui-là même qui vient éterniser mon regard sur les formes délicates de son corps. Je la trouve gracieuse et élégante. Elle remarque que je la fixe et je détourne mon attention, fuyant ce regard troublant. Je m’imagine à lui dire, sans réfléchir « Tu n’imagines même pas à quel point tu me plais, mais je suis un idiot, alors embrasse-moi » mais je n’en trouve pas le courage malgré la sobriété qui s’efface peu à peu. Alors j’essaye de lui jeter un regard complice pour lui faire comprendre, sans résultat probant.

 L’après-midi défile, lentement quand je pars visiter les arcanes de ma rêverie, rapidement quand je ne pense à rien. Au fil du temps, qui défile comme un sablier se retournant sans cesse sur lui-même, mes amis s’en vont peu à peu, le soleil est moins présent, l’air se rafraîchit, il ne faut pas trop en demander, mars vient juste d'arriver. Malgré cela, l’alcool monte progressivement et vient réchauffer nos corps un peu engourdis.

 Je reste avec deux amis, les autres partent au bar, on se rachète une bière pour profiter des derniers rayons que le soleil nous offre. Je vois que le balcon, qui se situe à côté du bâtiment dédié aux cours d’informatique, est encore ensoleillé, on décide d’y monter.

 Le moment se révèle renversant de grâce, un grand sentiment de liberté m’envahit et je pense que celui-ci est partagé par mes deux amis. Un de ceux-ci entame le roulage d’un joint et nous le faisons tourner. On rigole, on parle, on déconne. Les filles deviennent l’épicentre de nos conversations et l’alcool aidant, on se confie un peu, sans pour autant dévoiler l’intégralité de nos pensées. Notre discrétion l’emporte, le cerveau parle et non le cœur, problème qui revient sans cesse toquer à la porte de mes mystères, la sincérité de mes sentiments, la trop grande réflexion, foncer et ne pas penser, agir et ne pas cogiter, seulement profiter sans réfléchir.

 Un ami propose qu'on passe chez lui, il a dix euros qui traîne et il en a besoin pour consommer dans le bar, on boit jusqu’au bout aujourd’hui comme une impression irréelle que rien ne peut nous arrêter. Il nous avertit de la présence d’une vodka dans son appartement, ce qui je l’avoue, décuple notre motivation.

 Le chemin s’avère tortueux, rocambolesque, surnaturel, nous sommes ivres et le jour résiste encore à la nuit. Cela se ressent quand nous déambulons. Les passants nous regardent de travers. « Des jeunes ivres le jour, ils ne savent plus quoi faire s’amuser » doivent-ils penser. Mais on s’en fout, on les emmerde. Parce qu’à cet instant, on s'amuse et le temps passe vite, on se ne rend même plus compte qu’il est là, qu’il avance, poursuivant son chemin vers l’infini. Ces gens qui nous observent, ils marchent avec nonchalance, avec dédain, ils ne sourient pas, font la gueule comme si leur vie était un fardeau trop lourd à supporter. Mais la vie est belle, chère multitude ! Il suffit que vous leviez les yeux pour contempler la beauté féerique qui vous entoure. Je la vois, je la ressens, elle me rend optimiste, sensible à tout ce qui me fait face, des choses banales aux détails anodins. Le soleil se couche, disparaissant progressivement des murs d’immeuble pour laisser place à la nuit tombante. Je vois la luminosité si particulière d’une fin de journée printanière, cette magie, cette merveille, je la regarde puis j’entends ici et là le bruit de la petite brise venant effleurer les feuilles des arbres environnant, un murmure par ci, par là.

 Quand j’étais petit, mon père m'emmenait souvent pêcher. Quand lui s'aventurait dans les eaux imprévisibles d'une rivière à fort courant, je m’asseyais sur un rocher et je contemplais, seul, l’alentour. J’aimais cet instant méditatif. Quand le monde m’exaspère, j’ai besoin de retrouver cette plénitude, face à l’immensité époustouflante de la nature, car elle est vraie, elle ne ment pas, elle est infiniment plus forte que nous, mais nous nous croyons au-dessus d’elle. Erreur fatale et un jour, son ahurissante puissance nous le rappellera.

 Nous arrivons chez notre ami, un bel appartement, bien situé, possédant un balcon avec vue idéale, on ne tarde pas longtemps pour s’y installer et contempler la nuit qui, doucement, dévoile son obscurité. Je nous sers de la vodka et nous trinquons à cette journée qui s’annonce encore longue mais qui d’ores et déjà s’avère sensationnelle.

 Rien, absolument rien ne vient torturer mon esprit. Le sentiment de liberté s’étend encore, comme s’il était infini. Temps, espace, liberté, causalité, relativité, vie, tout semble lié, tout est lié. Je me sens vivant, j’ai l'impression fabuleuse que tout devient possible. C'est frappant. J’aperçois à la fois mon pote assis sur le transat entouré des volutes de fumée que dégage la cigarette que fume mon autre ami , une mère avançant une poussette, une jeune fille traversant le trottoir, des enfants qui crient et qui s’amusent, des feuilles qui bougent, une fenêtre qui se ferme, une autre qui s’ouvre, j’entends le moteur d’un scooter, le bruit d’une machine, le son d’une musique qui m’est familière. Mes amis aussi, je les comprends, je sais qu’aujourd’hui nous allons dans la même direction. Je crois que nous sommes connectés par quelque chose d’invisible, d’irréel, une force inouïe qu’il m'est difficile d'expliquer, d’appréhender.

 Je pense aux autres amis qui se trouvent au bar à siroter une bière, nous devons les rejoindre, nous avons déjà beaucoup de retard. Je pense à elle aussi, et si ce soir j’agissais ? Me dis-je, me répète. Pourquoi pas ? Je progresse, petit à petit, je me débride. Il me reste encore des efforts à faire mais j’y arrive, progressivement, à mon rythme. C’est essentiel d’aller à son rythme. Tu as perdu trop de temps dans le sentimentalisme, maintenant profites. Je commence à comprendre que le déclic survient et que j'agis plus que je ne réfléchis.

 On se resserre un petit verre avant de se décider à décoller. J’émets l’idée de passer au Carrefour non loin de l’appartement dont nous venons de partir avant d’arriver au bar, pour s’acheter, encore et toujours, une bière.

 La route menant au bar devient invraisemblable, fantasmagorique, je marche sans me rendre compte que je suis en train de le faire, je traverse une route inconsciemment, je cours, je crie, je chante, j'interpelle des gens, je discute avec d'autres. Je ne sais même plus où je vais mais l'alcool guide mes pas vers d'autres alcools, un putain de cercle vicieux.

 Quand enfin, nous apercevons le bar, nous terminons frénétiquement la canette de bière que nous buvons et la cigarette que nous fumons. Je me rends compte que je suis éperdument soûl. J'avance vers le comptoir, non sans mal, mes pieds s'agitent, l'un part à gauche, l'autre aussi puis ils reviennent vers l'intérieur pour brusquement s'entrecroiser. Je gesticule dans tous les sens, incapable de me tenir droit, j'ose affronter la gravité terrestre, guerre qui s'avère perdue d'avance. Je commande une tournée, je distribue les bières à qui veut bien en prendre et j'en garde une que je renverse subitement. Puis mes souvenirs s'estompent, juste quelques bribes de souvenirs le lendemain. On ne manquera pas de me rappeler mes faits et gestes ce qui provoqua quelques fous rires.

 Cette journée, intemporelle, renversante, stupéfiante restera ancré dans ma mémoire, je la rangerai dans les premiers tiroirs de mes souvenirs, à jamais gravé. J'ai vécu une radiographie de ma nouvelle vie nancéienne contenue en une journée, de ma personnalité à celle des autres, de l'instant t, des joies aux peines, des réflexions aux contradictions, des promesses aux tristesses, de l'euphorie à l'ennui, du bonheur à la peur, une élévation du corps, de l'âme et de l'esprit. Perpétuel mouvement de nos vies et de celles qui nous entourent. Contemplation de ce qui nous pousse à vouloir vivre, à aimer vivre. Le temps n'a pas de fin, il détruit tout sauf nos souvenirs enracinés à jamais dans l'infini quintessence de la vie et de l'amour.

J.

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