The Blood of Roses (Tanith Lee)

6 minutes de lecture

(Je me demande qui va lire cette chronique, sur un bouquin en anglais que personne ne connaît. Mais bon, je me fais plaisir !)

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Résumé : Dans une Europe imaginaire qui a peut-être existé, s’étend une grande forêt primitive, petit à petit grignotée par les hommes, mais qui continue d’imposer ses lois implacables aux humains qui l’affrontent. Fils d’un seigneur féodal vivant à sa lisière, Mechail est un jeune homme à la beauté férale, mais que l’attaque d’un mystérieux papillon vampire, pendant son enfance, a laissé le corps en partie brisé. Pour cette raison, il est la proie du mépris de son père, des sévices d’un prêtre local aux désirs peu clairs, des vexations d’un demi-frère aussi brutal qu’ambitieux et des intrigues d’une belle-mère jalouse. L’arrivée imminente d’un saint thaumaturge, un véritable « ange de Dieu » venu récolter ce qu’il a semé pourrait tout changer…

Six mois : c’est le temps qu’il m’aura fallu pour digérer ces 678 pages de trame complexe et intriquée, le tout soigneusement brodé dans une langue ciselée comme un vitrail incrusté d’or et de gemmes. Je m’étais offert ce bouquin jamais traduit en français, réputé introuvable – et qui vaut aujourd’hui le prix du caviar – pour mon anniversaire, au cours de mon entreprise de lecture de la bibliographie complète de Tanith Lee (je n’y suis toujours pas arrivée à bout). Au sein du grand œuvre de la dame, ce livre, à mon humble avis, fait partie des splendeurs, et il tient une place particulière qui permet de mieux comprendre certains mystères de l’imaginaire de Tanith Lee. Je vais tenter de vous expliquer pourquoi. Attention, je vais révéler certains éléments clés de l’histoire (qui nous sont dévoilés rapidement du reste) : cette chronique est plus une analyse de l’œuvre qu’une critique.

Comme beaucoup de récits de Tanith Lee, l’intrigue a lieu dans un monde pas si imaginaire que ça, qui est une sorte de version parallèle du notre. Ainsi, l’intrigue de Cyrion (que je suis en train de lire en ce moment) a lieu dans un Moyen-Orient légèrement diffracté, où Jerusalem s’appelle Heruzala. Dans d’autres histoires, on rencontre le double de Paris, Paradys, ou celui de Venise, Venus. Ici, aucun pays n’est nommé (on nous parle de la ville de Khish, où l’on envoie les prêtres se former) mais certains indices, tels que l’omniprésence d’une Église à la doctrine familière, ou des pouvoirs féodaux, nous suggèrent un décor européen et médiéval. Cette impression de déjà vu, renforcée par l’utilisation de noms proches de ceux qu’on connaît déjà, produit un espace-temps à la fois réel et imaginaire qui nous fait nous demander : « Et si... ». Et si, cette religion dont nous parle l’auteur était le christianisme ? Alors, les anges seraient en fait des vampires, les templiers, des grands initiés aux secrets de l’immortalité, le crucifix, la marque du papillon buveur d’hémoglobine et le sang du Christ partagé lors de la messe, celui des anciens dieux.

Ces thèmes – celui d’une religion dévoyée, en réalité fort différente de ce que l’on croit, d’un Eden sauvage et cruel qui serait en fait la nature primitive, de ses habitants, les anges, soudain tombés parmi les hommes, avec à leur tête la figure luciférienne du Fils Préféré, entremêlée à celle de Dionysos, le maître des transformations – se retrouvent dans plusieurs œuvres de l’auteur. La réécriture des mythes bibliques, comme celui d’Adam et Eve chassés du Paradis, notamment, se retrouve dans des histoires aussi diverses que l’Opéra de Sang, la Rose du Diable, les Livres Secrets de Paradys et même Cyrion. Il est également central dans The Blood of Roses.

Dans The Hidden Library of Tanith Lee, Mavis Haut initie une analyse en miroir de certains archétypes de l’auteur, comme celui du l’ange-vampire prêtre guerrier, que l’on retrouve ici. Elle compare notamment le personnage d’Anjelen, le fameux ecclésiaste dont la présence écrasante hante le livre, à un autre non moins charismatique et mystérieux : Adamus, la branche vive de l’arbre mourant des Scarabae dans l’Opera de Sang. Comme ce dernier, Anjelen est à l’origine d’une dynastie de rejetons aux relations de parenté complexes, qui se rebelleront contre lui tout en servant son dessein : la sauvegarde du sang dont il est le réceptacle, même si cela doit lui coûter son identité et sa vie. On apprend assez rapidement que cet Anjelen est en réalité l’incarnation d’un dieu sanguinaire et archaïque qui était vénéré dans un arbre et nourri de sacrifices avant que l’avènement du Dieu unique ne lui vole ses fidèles et ne menace son habitat. Comme une métaphore de l’adaptation (avec plus ou moins de bonheur) du christianisme aux coutumes païennes au fur et à mesure de son avancée en Europe, Anjelen utilise les interstices du dogme pour réinterpréter la religion. L’ancien dieu de l’arbre se sert de son charisme surnaturel pour fédérer une armée de prêtres chevaliers fanatiques dévoués à sa cause et fonder un ordre qui flirte avec l’hérésie, tout en déposant ses graines dans les lignées des puissants locaux afin de se garantir une solide dynastie de descendants. Par le biais de manipulations quasi-bibliques, Anjelen cherche à produire un héritier, qui se trouve être Mechail, le protagoniste. Pour cela, il créé une version féminine de lui-même et la marie au seigneur Korhlen, descendant de celui qui a fait couper l’arbre dans lequel il vivait. Après l’avoir laissé son héritier faire élever dans l’humiliation et la maltraitance (puis tuer et ressusciter) chez ce brutal noblaillon humain, il vient le chercher et l’emmène avec lui. À l’instar d’Adamus, jusqu’à la fin, ses objectifs réels resteront obscurs : a-t-il créé et façonné le pauvre Mechail pour lui succéder, ou pour se régénérer en le consommant ? De toute façon, le susnommé, las d’être le jouet de tous, ne se laissera pas faire.

On pourrait parler des heures des thèmes et sous-thèmes maniés par Tanith Lee dans ce livre, qui renvoient à d’autres figures développées dans ses écrits : celle de la forêt-cathédrale aux arbres assoiffés de sang (que l’on retrouve dans la nouvelle En Forêt Noire), de l’être ailé nocturne, qui évoque l’ange (Feroluce dans Fleur de Fur, entre autres), ou celle du loup-garou, souvent associée au vampire, très présente dans ce récit. Les habitants des bois, pour honorer les anciens dieux, pendent des crânes de loup aux branches. Mechail, dont le visage est décrit comme « animal, entre chat et loup, ciselé en traits de beauté humaine » (« an animal face, between cat et wolf, chiselled to the features of a human beauty ») et qui, après sa résurrection, erre dans la forêt en compagnie des loups, devenant un « homme-loup » sauvage évoquant le jeune lycanthrope féroce dans Gabriel-Ernest de Saki, cette nouvelle ayant, selon ses propre dires, frappé durablement l’esprit de l’auteure enfant.

La force et la difficulté de ce livre, c’est sa construction en boucle fermée qui nous fait partir d'une situation initiale pour en comprendre une autre et descendre dans les méandres du passé des protagonistes comme un escalier en spirale. Divisée en cinq parties, consacrées chacune à l’un des personnages clés de cette étrange lignée qui lui a donné naissance, l’intrigue s’ouvre et se ferme avec le protagoniste, Mechail. Dans le second chapitre de la première et de la dernière partie se répète la même scène : le serviteur Boroi entre dans une chambre pour préparer le jeune seigneur à un sacrifice dans les bois. Sauf que, entre le début et la fin du roman, le personnage n’est plus le même. Par le creuset des épreuves qui lui apprendront qui il est réellement, par la mort, la résurrection, l’initiation puis la rébellion, il subit une transformation alchimique qui le fait passer de victime à seigneur... un peu comme un certain prophète nazaréen. Ce changement de situation a un impact sur son entourage : au début du livre, Boroi est esclave, les Esnias sont les ennemis, les jumelles Puss et Chi sont à la merci du mauvais frère. À la fin, les Khorlen dirigés par Mechail font la paix avec les Esnias, Boroi est un homme libre, les jumelles également. La seule chose qui ne change pas, c’est le rituel de sacrifice dans la forêt, dont le lecteur comme le protagoniste, initié, connaît désormais le secret.

Étant donné la difficulté qu’il y a se procurer ce livre aujourd’hui, je ne peux pas vraiment vous le recommander. Il vient d’être réédité en deux volumes par Immanion Press récemment, mais qui, au final, coûtent le même prix que la version en un seul tome de l’édition 1991 de Legend Books (la version kindle est nettement plus abordable). La probabilité qu’il soit traduit en français un jour est également très faible : cela demanderait un travail colossal, et Tanith Lee semble passée de mode. En attendant, on peut aussi rêver que sorte le dernier volume de la saga de l’Opéra de Sang… Un petit sacrifice humain aux dieux de la forêt ?

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