L'homme à la tortue (Ruth Rendell)

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Dans ce roman assez spécial, la grande dame du polar anglais Ruth Rendell nous propose une immersion dans la psyché d’un auteur de viols, Victor Jenner. On le suit à sa libération de prison, où il est resté une dizaine d’années pour avoir tiré sur un policier qu’il a paralysé. Au lieu de suivre le point de vue des victimes ou de la police, on voit tout à travers son regard, son point de vue sur les choses. Or, Victor Jenner est un sociopathe : il pense d’abord à lui et imagine que tout ce qui arrive, y compris le mal qu’il fait aux autres, est imputable à leur seule responsabilité. Il se fait également beaucoup de films et a une tendance à la paranoïa. C’est le genre de type qui emboutit votre voiture et en prime vous engueule (puis vous roule dessus) parce que vous étiez sur son chemin, et que par votre faute, il va prendre un malus. Victor, donc, n’est obsédé que par une seule chose à sa libération : confronter le flic paralysé qui lui a « volé sa vie ». Ce policier, David Fleetwood, a acquis une aura de héros depuis l’accident, il a une belle maison, il est fiancé à une superbe femme, qui ne laissera, d’ailleurs, pas Victor indifférent. Mais la rencontre va déboucher sur autre chose, qui fera espérer une nouvelle voie à Victor, et au lecteur, par la même occasion…

En dépit de ce que je viens de suggérer, ce roman n’est pas un itinéraire de rédemption. Connaissant Ruth Rendell dont j’ai déjà lu beaucoup de romans, je ne m’attendais pas à une fin « heureuse », ou à un criminel qui n’en était pas un. Victor est un sociopathe dans le plus pur sens du terme ; ce n’est pas un criminel spectaculaire, comme on peut voir dans les films, il est lâche et pas nécessairement sadique, ni même très intelligent (et pas bête non plus), mais envisage tout au seul prisme de son intérêt personnel. Il n’a pas eu une enfance terriblement malheureuse et il est même beau garçon. Il paraît que ce genre de personnes constituent une part importante de la population, et que la plupart ne basculent pas nécessairement dans la criminalité, quoiqu’ils puissent commettre de petits larcins ou délits sans jamais être attrapés ou ressentir le moindre scrupule. C’est ce genre de personnalité qu’on suit tout le long du livre, et l’auteur, en nous décrivant son parcours de l’intérieur, réussit presque à nous le rendre sympathique.

Ne vous attendez pas non plus à du trash ou d’éprouvantes descriptions de sévices : l’auteur réussit à nous immerger dans la tête d’un violeur en évitant le voyeurisme. Il n’y a que deux scènes de violence dans le livre, et elles sont relativement courtes et simples (quoiqu’assez percutantes) et, bien sûr, sans aucune complaisance (je viens justement de relire un polar où c’est tout le contraire). Ici, le viol n’a rien de sexuel, c’est « seulement » un acte de violence de plus, une façon pour Victor d’extérioriser l’immense colère qui l’habite. Là où Ruth Rendell est très forte, c’est qu’elle arrive à parler des choses sans les nommer (à l’image de cette fameuse « chose » qui fait si peur à Victor, et qui est, d’ailleurs, la clé de son comportement) et qu’elle s’attache à la psychologie de l’auteur de crimes, dans ce qu’elle a de plus ordinaire. On suit donc la vie quotidienne de Victor à sa libération, une vie morne et répétitive, solitaire, en se demandant sans cesse quand il va basculer à nouveau dans le crime. Des flashbacks sur son passé, par petites touches discrètes, nous fournissent certains éléments de sa psychologie. On commence à le prendre en pitié. Puis on assiste, petit à petit, au désastre qu’il fait de sa vie, on a envie de le secouer, qu’il se reprenne. On espère, même…

Pour les amateurs de polars bien noirs, le roman pourrait peut-être paraître plat et ennuyeux, tant il s’attache aux petites choses du quotidien, au lieu de parler d’enquête, de poursuites ou de crimes sordides. Je ne dis pas que le viol n’est pas sordide, mais finalement, on en parle peu : cela reste un mot tabou, dont on sent tout de même la menace constante, suspendue en l’air. Il est surtout question de la recherche de travail et d’argent de Victor dans la banlieue de Londres, de son obsession pour David et sa vie qu’il imagine privilégiée (alors que le pauvre homme est en chaise roulante). Or, ce sont justement ces petites choses, qui, en s’ajoutant les unes aux autres, en s’imbriquant, amènent à une situation qui peut s’avérer catastrophique. La fin, à la toute dernière ligne, nous donne la pièce finale de ce puzzle, encore une fois découpé et assemblé par une main de maître.

Je remercie Babelio pour l’envoi de ce roman qui m’intriguait dans le cadre de l’opération Masse critique « mauvais genres ». C’était l’un des rares Ruth Rendell que je n’avais pas lu, et maintenant, c’est fait ! Ce n’est pas mon préféré (qui reste pour l’instant La Demoiselle d’honneur, peut-être ex aequo avec La Maison aux escaliers), mais je l’ai trouvé captivant à sa façon et facile à lire. Je le recommande aux amateurs de l’auteur et à tous ceux qui s’intéressent aux tréfonds les moins reluisants de l’âme humaine !

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