Aradia, tomes I et II (Tanith Lee)

6 minutes de lecture

Ce roman en deux volumes était l’un des rares Tanith Lee publiés chez feu l’Oxymore, maison d’édition qui traduisait et publiait un bon nombre d’œuvres inédites de la princesse de la fantasy, que je n’avais pas lu. C’est désormais chose faite, même si j’avoue l’avoir fait avec la réédition en format poche… Aradia gardera donc son statut spécial, puisqu’il m’empêche d’avoir une collection presque complète de volumes de l’Oxymore. Les deux tomes, plutôt minces, sont restés dans ma pile à lire pendant de longs mois. Je les ai finalement sortis au bon moment, je pense…

La guerre vue à travers les yeux d’une princesse

Aradia raconte la transformation d’une fillette en femme sur fond de guerre dans un pays imaginaire, à partir du seul point de vue interne et subtil d’une protagoniste appelée Aradia.

L’histoire commence alors que la jeune Aradia est amenée par sa mère, épouse très amoureuse d’un militaire haut-gradé, dans la luxueuse résidence de sa tante en dehors de la capitale. On devine que sa famille est aisée, noble, proche du pouvoir. Il s’agit seulement d’une séparation de quelque temps, pour permettre à sa mère de rejoindre son père sur la ligne de front et à leur armée de gagner la guerre. Mais elle ne reviendra jamais la chercher, et Aradia ne reverra plus jamais sa famille. Quant à son pays, il se verra envahir par l’oppresseur. Sa tante, elle, se suicidera alors que l’ennemi vient prendre possession de sa maison pour s’y installer.

Pendant ces longs mois de solitude, alors que la guerre se rapproche, Aradia se raccrochera à l’image d’un jeune officier blond comme les blés et beau comme un ange qui venait faire une cour assidue à sa tante, avant de disparaître lui aussi dans les affres du conflit. C’est ce souvenir qui lui permettra de survivre à l’occupation et de résister aux horreurs de la guerre, alors que tout se délite autour d’elle… cette guerre, on ne la saisira jamais totalement. Pourquoi se battent-ils, qui a commencé ? On ne le saura pas. La guerre n’est qu’un décor, très présent certes, mais ce n’est pas le vrai sujet du roman. Pas de politique complexe ici, de points de vues multiples ni même de scènes de batailles : le conflit est vu à travers les yeux d’une innocente, qui en subit de plein fouet les conséquences. C’est l’un des rares romans de guerre que j’ai lus qui décrit sur des pages et des pages des scènes d’occupation et de débâcle, dans toute leur horreur, et c’est tout ce qu’on verra de ce conflit : les gens qui meurent de faim, les pillages, les viols, les exécutions, les soldats qui partent en catastrophe en détruisant tout derrière eux. Ça ne vous rappelle rien ?

Une romance classique et efficace

On peut aisément qualifier ce roman de romance, ou de fantasy romantique, puisque tout le long du roman, le lecteur suit la quête d’Aradia pour retrouver Thenser, son amour d’enfance.

Aradia est un peu différente des héroïnes qu’on peut voir dans la fantasy contemporaine. À la fois passive (comme beaucoup de personnages féminins de Tanith Lee) et hors du commun par sa résilience, elle est capable de prendre tous les risques et de tout quitter par amour.

Thenser est à la fois fascinant et énervant, assez archétypal, lui aussi, des hommes de Tanith Lee, qui sont très souvent des briseurs de cœurs absents. C’est un beau gosse héroïque au passé tragique, puisqu’il faisait partie de l’armée vaincue, sauvé in extremis de l’exécution par une intervention divine. Un autre personnage m’a marqué : c’est Keer Gurz, un général ennemi à l’air bourrin, attiré par les très jeunes filles, un genre de prédateur bonne pâte… je ne vous en dis pas plus. Sachez juste que leur histoire d’amour va être, évidemment, entravée par de nombreux obstacles et qu’elle est à la fois romantique et très réaliste. Le volume I est consacré à la survie d’Aradia, le second volume à sa quête de Thenser : va-t-elle le retrouver ? Si oui, se souviendra-t-il d’elle ? Etc. Ces questions nous tiennent en haleine pendant les 3/4 de l’histoire, puis, on s’en pose d’autres…

Un monde parallèle au notre

L’univers du roman ressemble un peu à celui de Cyrion (à qui Thenser m’a d’ailleurs fait penser), c’est à dire un monde qui ressemble au nôtre, mais sans tout à fait l’être. Si le décor de Cyrion évoquait le proche orient du moyen-âge, dans Aradia, on pourrait être en Europe centrale, puis en Allemagne, en Grèce et en Italie, quelques siècles plus tard. La description des bâtiments, des paysages, est toujours aussi soignée et variée : on passe d’une ville aux sculptures raffinées à la forêt enneigée et pleine de loups comme Tanith Lee sait si bien les décrire, puis à une campagne dionysiaque et roussie par le soleil automnal pour finir sur des îles écrasées sous le ciel bleu. La nourriture, et notamment le vin, tient une place privilégiée, donnant à l’écriture une grande sensualité. Le sexe, également, en ce qu’il fait partie de la vie de la narratrice, et que la protagoniste rend compte de son existence à travers l’expérience de son corps de femme, une femme aimante et vivante, mais aussi victime, parfois (souvent) du désir des hommes. La place tenue par cette vision de femme très sexualisée, à la fois dans ses désirs et ses expériences, pourrait rebuter certains lecteurs, mais c’est justement l’un des éléments que j’aime le plus dans l’écriture de Tanith Lee, et, personnellement, je me retrouve complètement dans sa vision de la féminité.

L’abondance de ces descriptions multisensorielles permet une immersion d’une complétude que je ne retrouve vraiment que chez Tanith Lee. Chaque ligne, chaque paragraphe est un régal, toujours aussi bien servi par la traduction d’Estelle Valls de Gomis.

Un roman émaillé de symbolisme

On retrouve dans ce roman une dernière caractéristique propre à l’auteure : la place importante de la mythologie et à la spiritualité ésotérique. Tanith Lee ne se contente pas de donner un nom antique à ses protagonistes ou de poser un décor vaguement mythologique : c’est dans le fond, et non la forme, qu’elle cache ses références subtiles, qui font toujours preuve d’une grande érudition. On en retrouve un exemple dans le nom même de la protagoniste, Aradia. Il évoque la déesse italienne des sorcières de Charles Leland dans un livre à la validité contestée aujourd’hui, mais devenu l’un des fondamentaux du néo-paganisme et du Wicca, un peu à la manière du Dieu des Sorcières de Margaret Murray. Dans Aradia, ces références sont démultipliées, car la trajectoire de vie de l’héroïne est marquée par le symbole de Vulmartia, une déesse aux trois visages que l’on retrouvera en filigrane tout le long du roman. Elle sera là dans tous les passages clés de la vie d’Aradia : sous sa forme de Vénus de Botticelli dans le parc lorsqu’elle apprend, toute jeune, que Thenser est condamné à mort par l’armée d’occupation, puis dans la forêt du domaine de Gurz en Saz-Kronie sous sa forme de déesse de la Fertilité, et enfin, sous sa forme finale de vieille effrayante, dans la prison où Aradia attend la mort à la fin. Ce type de références apportent une vraie profondeur au roman, et en structure toute la narration : à chacune des formes de la déesse correspond une période de la vie d’Aradia, que l’on peut décomposer en naïveté, âge d’or et maturité. Tout cela de manière très symbolique et condensée, puisqu’à la fin de la duologie, Aradia n’a que dix-sept ans !

Bilan

Cette lecture « atmosphérique » qui suit le parcours d’une jeune fille ballottée par la guerre, et sans cesse rattrapée par elle, a résonné d’un écho particulier en ces temps de tragédie ukrainienne. C’est un livre assez particulier, au rythme lent et au charme à la fois terrible et désuet, qui ne plaira sans doute pas à tout le monde. Il s’agit néanmoins d’un très bon roman, très bien écrit et très bien traduit, d’une grande profondeur. Si vous cherchez de la fantasy adulte écrite du point de vue féminin (tout en restant universelle), et qui ne soit pas un énième remake de Game of Thrones, du Seigneur des Anneaux ou de Donjons et Dragons, je vous conseille ce roman. D’ailleurs, je le conseille à tout le monde : rien ne vaut une bonne cure de Tanith Lee ! Personnellement, je m’adonne régulièrement à ce délicieux médicament.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0