Kushiel tome I « La Marque » (Jacqueline Carey)

7 minutes de lecture

Bragelonne, 2008 (réédition poche Gallimard Folio SF), 1244 pages

Résumé : Phèdre est une courtisane qui possède un don unique parmi ses pairs : celui d’éprouver du plaisir dans la douleur. Les nobles de Terre d’Ange paient des fortunes pour ses services, sans se douter qu’elle les espionne pour le compte de son maître Delaunay. Lorsque celui-ci est assassiné, sa vie bascule. Elle est revendue comme esclave chez les barbares du nord, seule détentrice d’une information qui pourrait perdre ou sauver le royaume...

J’ai longtemps lorgné cette série sans oser me lancer. Il faut dire que, pour en avoir beaucoup lu, j’en ai un peu marre de la fantasy classique. Je craignais de tomber une fois de plus sur un énième monde imaginaire inventé de toutes pièces, agrémenté de quelques rappels plus ou moins subtils à des fantasmes culturalistes archi-réchauffés (le « Nord » des ours blancs, l’ « Orient » des merveilles ensablées…). Bon, spoiler : on n’y échappe pas dans ce roman. Mais il possède une grande originalité, qui m’a d’ailleurs décidée à plonger : sa protagoniste principale est une prostituée correspondant à ce qu’on pourrait appeler une « soumise », servante d’un culte l’obligeant à se livrer à tout le monde et à aimer ça. Oui, ça a un petit côté racoleur, mais je vous rassure, c’est plutôt bien fait !

Ce que j’ai aimé :

- l’idée de départ, à savoir construire une intrigue autour d’un personnage de femme prostituée qui prend son plaisir dans la soumission, la souffrance et l’humiliation. Et oui, on parle bien de sexe ici. Il fallait oser quand même ! Surtout dans le cadre d’une fantasy historique qui a pour volonté de toucher un large public. Cela a fonctionné, car en dépit de son postulat sulfureux, ce roman a été largement distribué et a su gagner le cœur du public comme de la critique (il a remporté le prix Locus en 2002).

- l’absence de magie et l’ancrage solide dans la réalité : personnellement, c’est ce que j’aime en fantasy, quand le surnaturel est distribué par très petites touches et ne sert (presque) jamais de deus ex machina

- le lore autour des anges, dont les D’Angelins sont les descendants. Naamah, par exemple, est la sainte patronne des prostitués. Cassiel, le seul ange qui n’a jamais trahi Dieu en ne produisant pas de descendants avec les humains : ses serviteurs, les cassilins, sont des guerriers inexpugnables qui font vœu de chasteté et se mettent au service d’une cause. Kushiel, en tant qu’ancien gardien et bourreau des enfers, est révéré par ceux qui jouissent d’administrer ou de recevoir la douleur… on a très envie d’en savoir plus sur toute cette mythologie, que l’auteur a la finesse de nous distiller par petites touches subtiles.

- la réflexion autour du concept de soumission, de plier sans casser ni se montrer faible, et du pacte tacite liant les adeptes de Kushiel entre eux, qui évoque bien évidemment les codes du SM. C’est subtil, profond, intéressant.

- le fait d’avoir une fantasy historique pleine de rebondissements et d’aventures, centrée sur une femme dont on suit le point de vue d’une manière intime. Ça change des histoires de chevaliers, de rois, de mages et de mercenaires soudards (mais n’empêche pas d’avoir de très bons passages d’action, bien meilleurs qu’un certain nombre de romans du genre qui ressemblent plus à des recensions de parties de donjons et dragons qu’à de la littérature).

Ce que je n’ai pas aimé :

- un style un peu paresseux, parfois, avec des ellipses bien commodes...

- des longueurs : j’aime les romans-fleuves et ambitieux, mais 1244 pages pour une petite quête ne couvrant que trois pays, ça fait un peu beaucoup !

- il y a un petit côté catalogue dans l’étalage de « passes » qui constituent la première partie du roman, lorsque Phèdre commence sa carrière de servante de Naamah. D’autant plus que les ébats ne sont pas fou-fous. Cela peut paraître irritant à l’ère post Me-too que Phèdre jouisse à chaque fois, quoiqu’on lui fasse (un personnage important la décrira plus tard comme ayant le don de « se satisfaire de n’importe quel homme »), qu’elle résolve le moindre problème en couchant et qu’elle soit si impatiente de vendre son corps. Heureusement, il y a le contexte, qui excuse tout : les courtisans, qu’ils soient hommes ou femmes, sont des prostitués sacrés au service de leur déesse, et comme tels tenus en haute estime dans la culture d’Angeline. Pour eux, donner leur corps à tous est l’acte le plus sacré qu’ils puissent accomplir. Et, parmi eux, Phèdre possède un don qui est aussi vécu comme une malédiction.

- un petit peu trop de facilité et de caricature dans l’écriture certains protagonistes et leurs arcs narratifs respectifs. Et, notamment, des deux protagonistes masculins les plus importants ! Hyacinthe, le gipsy-king de service, est particulièrement ennuyeux. C’est lui qui a le rôle du « bon copain » de l’héroïne, à qui elle dit tout, car il en faut toujours un ! Sauf qu’on se passerait bien de ce genre de ressort narratif. Pourquoi les protagonistes femmes ont-elles toujours besoin d’une meilleure amie à qui elles disent tout ? Et-ce qu’on a l’équivalent avec un héros masculin ?

Jocelyn, le garde du corps cassilin, est loin de rattraper le niveau. Pourtant, c’est un personnage intriguant au départ, qui formait avec Phèdre un contraste intéressant et nous promettait une petite romance « enemy to lover » bien réjouissante. Mais en passant son temps à geindre et à faire des salamalecs quand on lui demande de se battre, et en boudant comme un bouledogue dans les pires moments, il est souvent à la limite du ridicule. Un comble pour le love interest (si elle en a un) de la protagoniste ! Déjà, un garde du corps qui refuse de tuer, ça fait tache. On a l’impression que l’auteur a voulu construire un personnage badass (il est littéralement imbattable), mais qu’elle a raté son coup. Dommage ! Guy, lui, était beaucoup plus charismatique (je l’ai un peu imaginé en Geralt de Riv – version jeu évidemment). Ces deux personnages connaissent une petite évolution, mais trop tard. Mon opinion était déjà faite, irrémédiablement façonnée par la description qu’en donne l’auteur dans la majeure partie du bouquin.

- le traitement réservé aux « peuples » non D’Angelins est lui aussi un peu trop caricatural. Prenons l’exemple des Skaldiques, l’ennemi aux portes du royaume. Une fois de plus, on se retrouve avec un peuple barbare à la croisée des Vikings et des Goths (et, plus généralement, de tout ce qui se situe au nord et à l’est, là où il fait froid et qu’il y a de la neige) bien bourrins et peu intelligents, qui passent leur temps à se battre, nus sous leurs fourrures, entre deux bières et à envahir leurs voisins. OK, je reconnais que c’est efficace. Mais il faudrait changer de chanson maintenant… et que dire de l’empire de « Ch’in », des « tzinganos » ou du « khalifat akkadien » ? Au secours ! À défaut d’avoir de l’imagination, prenez deux ou trois cours d’anthropologie sociale, auteurs de fantasy !

- un certain déséquilibre dans la structure, la première partie étant nettement plus intéressante et mieux écrite que la première. Disons-le clairement : le point fort de ce roman, c’est son univers sulfureux de courtisans décadents. L’intrigue politico-héroïque, elle, n’est qu’une redite fadasse et sans grande inventivité de tout ce qui se fait de plus classique en fantasy historique : la neige, les barbares, les Vikings, les Celtes, les « Orientaux », la guerre et les trahisons familiales… bof bof.

Bilan

Un propos qui peut sembler à première vue racoleur, mais qui s’avère contrebalancé par la grande subtilité de l’écriture (surtout dans la première partie) et l’efficacité de l’art de conteuse de l’auteure. Ce roman est un pavé, mais ça se lit plutôt bien, même si je dois avouer que l’intérêt s’est essoufflé pour moi au moment où Phèdre a quitté la Cour de Nuit. J’ai acheté le tome 2 (qui attend dans ma PàL avec de nombreuses suites), mais je ne suis pas non plus super pressée de le lire !

Ça ressemble à :

- Aaradia de Tanith Lee, pour la finesse du décor et l’histoire d’une courtisane arrachée à son nid raffiné et sans cesse obligée de se donner à d’innombrables geôliers sans jamais perdre de se superbe. Il y a un petit côté Angélique, marquise des Anges là-dedans, pour les péripéties d’une jeune femme de haut rang ballotée au gré des guerres, des trahisons et des intrigues, mais qui parvient à rester elle-même, se sert de la galanterie comme d’une arme et s’en tire grâce à son intelligence.

- Les infortunes de la belle au bois dormant (Anne Rice) pour les descriptions (souvent assez explicites) d’un monde de noblesse libertine volontiers portée sur le SM et les nombreux passages érotiques, mais aussi pour la célébration de la beauté et du raffinement.

- L’assassin royal (Robin Hobb), pour la narration à la première personne, le côté roman initiatique, le drame d’une vie dans l’ombre et les intrigues de cour. Dans l’Assassin Royal, on suit un jeune garçon formé à tuer, dans Kushiel, une courtisane détentrice d’un art de la chambre inégalé qui vend son corps pour obtenir à son maître-espion des renseignements. Dans les deux cas, la voix à la première personne donne à ces personnage un ton un peu geignard et légèrement grandiloquent par moments.

- Le trône de fer (GRR Martin) pour les trahisons et le côté fantasy historique qui ne laisse qu’une toute petite place au surnaturel (qui existe bel et bien, mais suscite tout de même l’étonnement).

- Geisha d’Arthur Golden, pour la description minutieuse des codes courtisans et la partie « initiation » du début.

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