L'Écho des deux mondes
L'air est lourd, trop lourd, saturé de spores, d’humidité et de cette odeur âcre propre aux lieux oubliés depuis trop longtemps. On dirait que la pièce respire.
Non, pas une pièce. Une bouche. Un estomac. Un sanctuaire pourri, gangrené par une magie ancienne qu’on aurait due brûler au lieu de simplement fermer la porte et faire semblant d’oublier.
Le parasite est là. Bien sûr qu’il est là. Je sens son haleine fétide dans chaque recoin. Un enchevêtrement de lianes pulsantes, d’yeux clos, de pétales moisis. C’est grotesque. C’est vivant. C’est... fascinant, d’une certaine manière.
Il a pris racine dans le cœur du tombeau. Il digère lentement. Il ne se contente pas d’envahir : il assimile. Il est devenu l’autel, le plafond, les murs. Il est partout.
Mais moi aussi, je suis partout. Je suis dans chaque souffle d’air qu’il n’a pas encore corrompu. Dans chaque silence qu’il ne comprend pas. J’ai l’avantage. En théorie.
Kess bondit la première, vive comme une étincelle entre les racines tordues. Ses dagues brillent d’un poison qu’elle prépare elle-même — elle dit que ça sent la cannelle, moi, je sens plutôt l’angoisse.
Elle vise les bourgeons les plus proches, ceux qui palpitent au rythme du cœur central. Ça vibre sous mes coussinets, ça donne presque la nausée. Pourtant elle s’en sort. Agile, précise, trop rapide pour sa taille. Elle se débrouille bien pour une demi-portion. Même si je ne lui dirai jamais.
Torkin rugit en entrant en scène, comme toujours. Il lève son bouclier et fonce droit dans les lianes, les frappant comme si elles l’avaient insulté. Il attire l’attention. Il encaisse. Il tient bon. Il fait exactement ce qu’il faut. Pour une fois, je ne suis pas en train de le maudire pour ses cris.
Mirdan ne bouge presque pas. Il n’en a pas besoin. Ses flèches partent sans un bruit, glissent dans l’air, frappent les bulbes quand ils s’ouvrent en gueules visqueuses. Il les referme d’un trait, comme s’il signait des lettres. Toujours au bon moment. Toujours là où ça fait mal.
Et moi ? Moi je regarde. J’attends. Je lis la scène comme un texte ancien. Je cherche la faille.
Le bon moment. Je fonce, je glisse entre les racines comme une promesse tenue. Les spores me frôlent, effleurent la limite sans jamais me prendre. Il suffit d’un souffle bien placé, d’une tension dans l’épaule, d’un pas qui efface son propre bruit.
Je murmure sans parole— des mots anciens, trop vieux pour qu’on s’en souvienne, même dans les pierres. Mes griffes se chargent de lumière. Pas celle qui éclaire. Celle qui ronge. J’arrache, je corrode, je purifie. Je suis le feu dans la mousse, la morsure douce.
Mais je veille à ma fourrure noire. Je suis efficace, pas désespérée. Pas question de finir maculée de sève comme un vulgaire blaireau berserk. Mon engagement a ses limites.
Et puis… ce n’est pas mon combat.
C’est le sien.
Liuwen.
Elle attend, droite, mains tendues comme pour accueillir quelque chose d’invisible et trop vaste. Ses yeux sont clos. Elle murmure aussi, mais pas comme moi. Ses mots n’ont pas de source, ou alors une que je ne connais pas. Peut-être qu’elle les invente.
Je sens la magie tournoyer autour d’elle. C’est chaotique, ça siffle aux bords de mes sens. Mais c’est beau. Trop beau. Humaine et elfique, tout à la fois. Comme si deux chants différents tentaient la même mélodie.
Le parasite la sent, lui aussi. Il grogne. Une racine énorme claque dans l’air — rapide, furieuse.
Je bondis. Je ne bloque pas. Je ne pare pas. Je dévie. Juste ce qu’il faut pour que ça frôle au lieu de faucher.
Liuwen ouvre les yeux. Je sais qu’elle est là. Qu’elle a compris.
Qu’elle va répondre.
Ses mains s’illuminent. Pas de ce vert cru des arcanes de cour. Non. Un vert profond, épais, presque noir — comme un sous-bois après la pluie. La magie court dans ses veines et l’air se plisse autour d’elle, comme s’il cherchait à fuir ou à l’embrasser.
Je recule. Elle avance.
Elle ne lance rien. Pas vraiment. Ce n’est pas une attaque, ni même une défense. Elle tend quelque chose. Une trêve. Un pardon à un être trop ancien, trop égaré pour se souvenir de lui-même.
Ce qu’elle offre à la salle, c’est un mot oublié depuis longtemps : appartenance.
La magie vibre. Ce n’est pas celle des grimoires ou des lignées. C’est celle qui naît quand deux héritages cessent de s’opposer. Ce qu’elle tisse là, c’est à elle seule. Un mélange, oui — mais pas bâtard. Unique. Souverain.
L’Œil, jusque-là dormant dans la pierre, s’ouvre.
La lumière en jaillit comme un cri muet. Pure, brutale, insoutenable.
Le parasite hurle, et son cri est tout sauf végétal : il racle l’air comme une mémoire arrachée.
Liuwen parle, d’une voix calme. Plus vieille que la salle. Plus elfe que les anciens, plus humaine que les prières. Une voix qui n’attend pas de réponse — elle est la réponse.
Ses bras se lèvent, paumes ouvertes, comme si elle offrait le monde.
Le rayon part. Il passe par elle — et ce n’est plus le rayon de l’Œil. C’est le sien, à présent. Il frappe. Le cœur éclate. Spores. Flammes vertes. Bruits d’enfance et de fin du monde.
Puis… silence.
Pas mort. Pas ruine. Un silence qui respire. Qui attend. La salle est là. Entière. Encore vivante. Mais plus souillée.
Liuwen tombe à genoux et elle sourit.
Je m’approche. Je frotte doucement ma tête contre son bras. Un simple contact, sans mots, sans cérémonie.
Elle ne dit rien. Sa main se pose sur mon crâne, légère, chaude.
- Merci, petit fantôme.
Ce n’est pas mon nom. Ce n’est même pas une description correcte. Mais pour ce soir, je le prends. Comme une cape. Comme une reconnaissance.
Le cœur du tombeau est mort.
Le parasite s’est éteint, et avec lui, cette douleur lente qui rongeait les murs depuis des siècles. L’air s’allège. Il n’a plus ce goût de vieille fièvre et de racines moisies. Le sol ne vibre plus. Tout s’apaise. Même moi.
Au centre, là où l’Œil était incrusté, il reste un creux précis dans la pierre. Parfaitement rond. Encore tiède, comme si la magie avait laissé sa respiration.
Une bille s’en extrait. Elle flotte un instant — suspendue, hésitante, timide, puis elle tombe dans la paume de Liuwen. Doucement. Sans se défendre.
Elle la regarde longtemps. Trop longtemps pour un simple objet. Sa lumière se reflète dans ses yeux, et je crois… oui. Elle pleure. À peine. Pas de tristesse. Pas vraiment. Plutôt quelque chose de plus ancien. Une mémoire qu’on n’a pas vécue mais qu’on reconnaît quand même.
- Il est beau, murmure-t-elle.
Personne ne répond.
Kess râle doucement en arrachant un dard planté dans sa botte. Mirdan ne lâche pas les ombres. Pas encore. Torkin rengaine sa hache lentement, comme si elle pesait plus qu’avant.
- Je vais en faire un pendentif, dit Liuwen. Ce sera plus sûr.
Personne ne commente. Personne ne proteste. Ce n’est pas le moment des questions.
Elle sort une chaînette fine, presque invisible, et y glisse l’Œil. Il pulse à son contact. Un rythme discret. Pas une arme. Pas un danger. Juste… un cœur. De rechange.
Elle ne tente pas de l’utiliser.
Moi, je ne m’en approche pas. Ce n’est pas mon artefact. Il y a en lui quelque chose de trop proche, trop ancien. Quelque chose qui m’attire mais me repousse dans le même souffle.
Pas pour moi. Pas maintenant.
On quitte lentement la salle. Un à un. Personne ne parle tout de suite.
La forêt morte nous regarde encore à travers les murs, mais elle a perdu sa langue.
Dans le couloir, Torkin s’étire les épaules avec un grognement satisfait.
- J’ai connu des tavernes plus hostiles.
Kess ricane, accrochée à un pan de sa cape déchirée pour essuyer ses mains.
- C’est parce que tu les provoques, vieux boeuf.
Mirdan, toujours sec, ajoute sans se retourner :
- Ce truc aurait pu nous avaler. Deux secondes de plus, et on n’en parlait plus.
- Mais on est encore là, dit Liuwen. Ensemble. C’est tout ce qui compte.
Elle dit ça simplement. Sans poser les yeux sur l’Œil suspendu à son cou.
Le silence revient, plus léger cette fois. Pas pesant. Juste… partagé.
Je marche derrière eux, mes pas feutrés entre les pierres. Personne ne m’attend. Personne ne me presse. Et pourtant, ils ne referment pas les rangs non plus. Ils laissent la place. Comme si j’en faisais partie. À ma manière.
Ils parlent encore, à voix basse. Des racines, des spores, du plan qui n’a pas tenu. Ils plaisantent même un peu. Je les écoute. J’écoute tout.
Je suis l’ombre dans leur lumière. Le silence dans leurs mots. La présence qu’on ne nomme pas, mais qu’on garde tout près.
Je les aime bien. Je crois.
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