Chapitre 5

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  S’asseoir dans un carré de sièges dans le bus parisien avec Matthias, c’est quand même bizarre. Il regarde tout autour de lui comme s’il venait de naître. Les gens, aussi. Avec cette fascination silencieuse mais évidente que montrent certains enfants indiscrets. J’ai envie de lui demander d’arrêter ça, mais il ne comprendrait même pas de quoi je parle. Je compatis, dans un sens. Et je suis triste, peut-être plus que lui finalement, en m’imaginant à sa place, découvrant une planète qui n’est pas la mienne, sans savoir si… ou plutôt en sachant que… je ne rentrerai jamais chez moi.

J’ai sans doute l’air triste à cette pensée, car Clément pose nonchalamment un bras sur mon épaule, se penche et fait mine de regarder par la fenêtre qui est de mon côté. J’observe son visage de très près, ce que je n’aurais sans doute jamais fait si… enfin bon. Et Clément ignore cela, il continue de regarder par la fenêtre, il fait mine de sourire, d’être bien, avec son bras sur mon épaule. C’est vrai que c’est agréable. Comme dans le temps.

Le bus pile. Rien de nouveau sous le soleil de Paris. Des gens restés debout se cognent les uns sur les autres, jettent des regards énervés vers l’avant du bus, vers le chauffeur. Qui soudain coupe le moteur, ouvre sa petite portière et nous regarde tous, avec une certaine inquiétude.

— Terminus ! Y a un trou énorme en plein milieu, ils ont bloqué la route. Allez, sortez !

Clément se tourne vers moi, nos visages sont à quelques centimètres l’un de l’autre. Je m’écarte brusquement et me lève.

— Allez Matthias, vite ! m’exclamé-je. On est en train de perdre du temps.

Je sors en premier, me faufilant parmi les passagers. J’ai eu chaud. J’étais à deux doigts de faire une tête que Clément n’aurait pas oubliée.

Tous deux me suivent et me laissent alors diriger les opérations, parce que je suis la seule suffisamment vive pour prendre des décisions rapides et efficaces. Moyen de transport suivant : de l’autre côté du cratère béant où chutent encore des débris de pavés, un autre bus a décidé de rebrousser chemin et de desservir les arrêts dans l’autre sens. Je me mets à courir sur le trottoir envahi de gravats, me glisse entre deux barrières et nous obtiens le droit auprès des ouvriers du chantier, grâce à mon charme légendaire, de traverser pour poursuivre notre voyage.

À la gare de Paris Montparnasse, je nous amène au train Paris-Chinon. Je m’y assieds à côté de Matthias, en face de Clément, et je me pose côté fenêtre, un coude contre le rebord, le regard dans le lointain. C’est une super technique pour éviter la situation gênante du premier bus, et réfléchir sans en avoir l’air. Clément m’imite par instants, sauf que lui, c’est pour de vrai. De temps en temps, je me tourne vers Matthias et je médite, interdite, sur les coups d’œil insistants qu’il lui jette. Non pas pour communiquer, mais parce qu’il sait quelque chose sur Clément, j’en suis certaine. Quelque chose, du moins, sur le clone de Clément qu’il a connu dans son monde. Ou bien il prépare un mauvais coup. Il est vrai que Matthias ne m’inspire pas confiance. Le comportement qu’il reproduit tout au long du voyage me met la puce à l’oreille et m’alerte de plus en plus. Je deviens méfiante. Paranoïaque, sans doute. Ce n’est pas une mauvaise chose. S’il nous attaque, je serai la plus à même d’anticiper le pire, et peut-être de… sauver Clément. Mais qu’est-ce que je raconte, moi ?

Un peu moins de trois heures de trajet. Pourtant, à la moitié, le train s’arrête entre deux stations. Et ne repart pas, bien sûr. Pourquoi repartirait-il ? Nous avons la poisse, et elle va nous coller jusqu’au bout.

Mesdames et Messieurs, votre attention, s’il vous plaît. En raison de l’alerte météo vents violents sur la région Centre-Val de Loire, la circulation des trains en direction de Chinon est momentanément interrompue. Nous ne pouvons vous donner d’estimation sur le temps d’attente. Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée.

Je me lève d’un bond. Un vent un peu fort souffle dans les arbres bordant la voie ferrée, mais rien de bien extraordinaire. Rien en tout cas qui ne ressemble au séisme qui a brièvement frappé Paris, ou au trou gigantesque dans la chaussée obligeant le bus à interrompre son service.

Clément et Matthias me suivent sans rien dire tandis que j’arpente les couloirs du train, cherchant quoi faire. Ils savent qu’on ne peut pas rester là à attendre. C’est une évidence. Je vais me planter devant la porte du wagon. Ils sont derrière moi, ils hésitent. Je soupire et actionne l’ouverture de la porte. Il n’y a pas de quai, bien sûr. Il faut sauter dans l’herbe. C’est haut…

Clément me décale et saute. Je pousse un cri, pas trop aigu je crois, pas trop ridicule. Il se retourne et me fait signe de le rejoindre.

Pour votre sécurité, il est interdit de circuler sur les voies. Merci de maintenir les portes fermées et de patienter.

Je lève les yeux au ciel. On est en train de sauver le monde, et le conducteur veut nous garder enfermés dans son train qui ne roule pas à cause d’un événement qui n’est même pas encore arrivé. Je saute à mon tour. Clément me « rattrape », ou plutôt pose ses mains sur moi lorsque j’atterris. C’est normal, pour lui. Faut pas que je me fasse des idées. Quel intérêt, d’ailleurs ?

Matthias saute enfin. Il grimpe le talus devant nous, anxieux. Ça y est ? C’est plus moi, le chef ?

— D’abord le bus, maintenant le train, se plaint-il. On est à plus d’une heure de Chinon. Vous avez une idée ?

Clément et moi le suivons tandis qu’il cherche où aller. En haut du talus, un grillage. De l’autre côté… la départementale.

— On fait du stop.

Clément et Matthias scrutent mon visage, l’un parce qu’il se demande si je suis sérieuse, l’autre parce qu’il n’a rien compris à ce que j’ai dit. Matthias continue de jeter des coups d’œil furtifs à Clément qui ne se rend compte de rien.

— Vous m’aidez ?

Je commence à m’accrocher au grillage.

— Attends, Léa, il y a une ouverture ici.

Je lâche tout. Clément a trouvé une petite porte, plus loin sur la droite. Sans doute utilisée par le personnel qui travaille sur le chemin de fer, elle donne sur un tunnel qui passe sous la route et qui semble déboucher sur la station-service, de l’autre côté. Je hausse les épaules et fais signe à Matthias de nous suivre. Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour arriver à bon port en pleine apocalypse…

La station-service est très animée. Deux camions de routiers sont parqués sur le côté, leurs chauffeurs bedonnants se dirigeant vers le bâtiment, sans doute pour prendre un café. Je me tourne vers la départementale, et je défais un bouton de mon chemisier pour accompagner ma plaisanterie :

— Vous inquiétez pas, je vais passer en mode séduction, on va vite trouver des intéressés.

— Dis pas de bêtises.

Clément m’a répondu sèchement. Je suis surprise, mais je ne reboutonne pas mon chemisier. Il fait si chaud que je l’aurais bien ouvert encore plus, mais je ne veux pas que Clément croie que j’étais sérieuse. Je blague toujours. Il ne l’a toujours pas compris, depuis le temps ?

Il se détourne et marche droit vers les routiers sur le point d’entrer dans la station-service.

— Excusez-moi… on aimerait aller à Chinon, mais le train refuse d’aller plus loin à cause de la météo. Vous pourriez nous emmener ?

Le premier routier se retourne, levant un sourcil.

— Je fais pas garde d’enfant. Désolé.

— Non, mais… on essaie de rentrer chez nous, ment Clément. Seulement, avec toutes ces catastrophes naturelles, pas moyen de trouver un bus ou un train qui aille jusqu’au bout de son trajet. Nos parents sont à l’étranger, ils ne peuvent pas venir nous chercher.

L’homme se retourne, soupire et appelle son collègue. Il lui marmonne quelques mots et nous dit :

— On part dans dix minutes. À prendre ou à laisser.

— On prend, affirme Clément.

Le routier hoche la tête, lui serre la main et rentre à l’intérieur. On se retrouve comme des andouilles à les attendre dehors. Je suffoque sous la chaleur. Vague de canicule, après tout ce qui s’est passé ? Évidemment, il ne manquait plus que ça. Le vent se lève, chaud. Je m’essuie le front d’un revers de la main. Matthias regarde Clément, qui me regarde. Bon sang, tu le vois pas, là, en train de te reluquer ? Il est louche, non ?

— Ça va être un peu serré sur le siège passager, dit Matthias. Je propose d’aller seul dans le deuxième camion. Je ne veux pas vous embarrasser.

Oui, il vaudra mieux. De toute façon, je ne l’aurais pas laissé seul avec Clément.

Dix minutes plus tard, les deux routiers sortent et nous passent devant, se dirigeant directement vers leurs camions. Nous les suivons docilement. Clément et moi montons sur le siège passager. J’ai une fesse presque en dehors du siège, mais je lui assure que je suis bien installée. Il va chercher la ceinture à droite de ma tête, se rapprochant innocemment de moi, et la fait passer devant nous.

J’ai changé d’avis. Je veux être avec Matthias.

Pendant le trajet, le routier ne dit rien. Clément se décide à entamer la conversation, me demandant si tout va bien. Nous échangeons de brèves formules de politesse. Puis, titillée par le doute, j’ajoute :

— Tu n’as pas remarqué que Matthias te regarde bizarrement ?

Je fixe le paysage à la fenêtre en disant cela. Le vent est devenu si puissant que les branches les plus fines des arbres cassent et tombent au sol. Mais tout ce qui m’importe en cet instant, c’est mon bras collé de force à celui de Clément.

— Non. Matthias regarde tout bizarrement, tu sais.

— Tu comprends pas. C’est autre chose.

— Mmh.

Le silence s’empare de la cabine, troublé seulement par le hurlement du vent. Je tourne complètement la tête, et je vois une femme sur le bas côté s’accrocher de toutes ses forces à un poteau.

Juste pour rester debout.

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