Chapitre 26

8 minutes de lecture

Les limbes étaient glacials et sombres. À peine eut-elle le temps de percevoir ce froid qu’elle sentit des griffes acérées la saisir, des crocs se planter en elle. Tout n’était que ténèbres et créatures spectrales. Sans son petit jeu du matin même, elle aurait certainement paniqué et fini dévorée.

La jeune sorcière resta calme et stoïque face à la frénésie des spectres autour d’elle. Ils se battaient même entre eux pour pouvoir se rapprocher de ce qu’ils pensaient être un juteux repas. S’ils avaient été une quinzaine quelques instants auparavant, ils étaient beaucoup plus nombreux à présent. Elle n’en avait jamais vu autant rassemblés. Au moins dix d’entre eux la touchaient d’une façon ou d’une autre, que ce soit en la mordant ou en la tenant d’une main griffue. Elle se concentra et se mit doucement à les drainer, ce n’était pas aussi efficace que lorsqu’elle était en situation de force en tenant sa proie, mais leur contact suffisait à les rendre vulnérables à son sinistre appétit.

Le flux d’énergie qui vint la nourrir était immonde, mais elle s’efforça d’en tirer profit. Rapidement, un premier spectre réalisa que quelque chose clochait et la relâcha pour s’éloigner. Malheureusement pour lui, elle s’en aperçut et parvint à saisir son bras, elle y planta ses ongles avec férocité et l’assécha en quelques secondes. Elle s’attendait à voir les autres paniquer face à cette démonstration, ce fut l’inverse qui se produisit : une véritable frénésie les enragea. Un effet de groupe leur donnait probablement l’illusion de pouvoir reprendre le dessus. Il n’en fut rien. Aussi vile et sale était l’énergie qu’elle tirait d’eux, cela restait de l’énergie et cela la renforçait, raffermissant son emprise sur eux, la rendant plus vorace que jamais.

Ce ne fut que lorsqu’elle eut drainé une dizaine d’entre eux qu’ils s’écartèrent, formant un cercle, presque un dôme de ténèbres autour d’elle. Après en avoir dévoré autant, elle devait reconnaître qu’elle commençait à y prendre goût. Après tout, sa propre âme était loin d’être pure, de quel droit se permettait-elle de faire la fine bouche ?

Un silence sinistre régnait dans le froid mordant des limbes. Légèrement inquiète, la nécromancienne profita de ce répit pour jeter un œil à son enveloppe charnelle, elle craignait que sa mère et Denise ne lui aient été arrachées lors de son moment de faiblesse. Elle croisa son propre regard, un regard aux iris bleus. Dans la pénombre, elle distingua un sourire froid et carnassier se dessiner sur ses lèvres. Rassurée, Amélie rendit son sourire à Denise avant de refaire face à ses amuse-bouche.

La tension était palpable, les spectres se méfiaient et pourtant, aucun ne prenait la fuite.

Amélie se pourlécha les lèvres, puis tendit ses bras en avant : la créature qui lui faisait face fut aussitôt projetée vers elle, s’empalant sur ses doigts dans un cri sépulcral assourdissant. La sorcière raffermit sa prise et vida la créature de toute son énergie en quelques secondes. Sans la moindre délicatesse, elle se débarrassa de la carcasse qui se désagrégeait pour faire venir à elle sa prochaine victime.

Cette démonstration de force fut suffisante pour inquiéter les spectres encore intacts. La panique s’insinua dans le nuage obscur des âmes damnées qui réalisèrent rapidement que toute forme de retraite était désormais impossible. À force de les consommer, la jeune sorcière avait réalisé que non seulement elle pouvait créer un lien avec eux, mais aussi que plus elle se nourrissait de ces êtres immondes, plus son emprise sur eux était puissante.

En quelques minutes, la lumière blafarde des néons revint, permettant de distinguer le seul spectre ayant survécu au carnage. Tant bien que mal, il avait rampé jusqu’au coin opposé de la pièce. Amélie s’en approcha d’un pas altier.

« Tu ricanes beaucoup moins à présent, n’est-ce pas ? JE suis la Maîtresse de la Mort, vénère-moi ou tu disparaîtras comme les autres. »

Les orbites vides du damné semblèrent la dévisager, mais il resta silencieux. Amélie ne s’en formalisa pas et se retourna. La lutte avait duré un long moment, quasiment tous les autres élèves étaient là, seule la professeure manquait encore. Elle se rapprocha de son corps, Denise la dévisageait avec un mélange d’horreur et de fierté. Elle s’apprêtait à réintégrer son corps, quand la vision de son bras l’arrêta. Jusque-là, son apparence dans les limbes était semblable à celle de son corps physique. Plus maintenant. Bien qu’elle se sente forte et pleine d’énergie, son bras était d’une maigreur douloureuse. Quant à sa peau blafarde, elle était traversée de veines saillantes noires. Elle releva les yeux et croisa le regard bleu de son amie, cette dernière acquiesça de manière imperceptible, l’encourageant à revenir.

Retrouver le monde des vivants fut une torture. La lumière l’aveugla, les conversations alentour l’assourdirent, mais pire que tout son corps lui faisait mal. Malgré la présence de Denise au premier plan, son corps était resté dans le même état de faiblesse qu’à son départ et semblait rejeter son esprit souillé.

« Respire profondément, tu es restée longtemps dans les limbes… murmura doucement Hélène, la voix tintée d’inquiétude.

Lentement, elle sentit son corps se réchauffer, elle se réhabitua aux battements de son cœur comme au frottement de ses vêtements sur sa peau. Elle sentit également une force nouvelle parcourir son corps, mais ce dernier ne l’accueillit pas avec ferveur. Ce qui commença avec une sensation d’inconfort dans le ventre devint rapidement une intolérable nausée.

Bien qu’elle ne soit pas complètement opposée à l’idée de vomir son déjeuner sur ses camarades, Amélie se leva et se précipita vers la porte, bousculant brutalement l’enseignante qui s’apprêtait à rentrer. Mme Fligt souffla de mépris, attendant des excuses qui ne vinrent pas ; Amélie courait en direction des toilettes des filles les plus proches.

Elle entra en trombe et poussa violemment la première porte qui se présenta, heureusement libre, juste à temps pour expulser un jet de vomi noir. Tant bien que mal, elle parvint à refermer la porte derrière elle entre deux hoquets. Jamais une grippe, jamais une gastro. L’expérience était nouvelle et des plus déplaisantes pour la jeune femme.

À genoux face à la porcelaine, le corps tremblant et couvert de sueur, Amélie cherchait à comprendre pourquoi son corps réagissait si mal. Sa mère et Denise n’avaient pas de réponses, que des suppositions. Après tout, les voies de la magie et de la nécromancie qu’elle arpentait leur étaient inconnues. Quand soudain, il lui sembla percevoir des choses blanchâtres se mouvoir dans la cuvette.

« Mon dieu quelle horreur ! s’exclama Hélène. Tire la chasse d’eau !  »

Loin de s’exécuter, Amélie tendit une main tremblante dans la masse sombre et cueillit ce qui s’avéra être une larve, le même genre que celles qui recouvrent les cadavres. Elle s’esclaffa faiblement, avant qu’un nouveau et ultime jet sombre ne la force à se pencher.

Une fois les convulsions de son estomac calmées, elle s’essuya les mains et le visage avant de tirer la chasse d’eau, priant pour que cela ne se bouche pas. Enfin, elle se redressa. Fatiguée par cet effort, couverte de sueur, elle poussa la porte de sa cabine pour croiser son reflet dans le grand miroir mural des toilettes des filles. Elle contempla son reflet avec stupéfaction. Naturellement rousse, elle avait la peau très claire, mais à cet instant, elle se vit blafarde, la peau presque grise. Sa chevelure flamboyante même semblait plus terne, parcourue çà et là de quelques cheveux blancs. Cela n’était que des détails insignifiants pour la nécromancienne, ce qui la fascinait dans ce reflet était de voir cette légère brume noire flotter, serpenter autour d’elle. Un troublant frisson d’excitation la traversa.

Il lui fallut toute la volonté du monde pour se détacher de son image et se pencher sur les lavabos pour se laver : il n’était pas question de retourner en cours avec un asticot au coin des lèvres ! L’eau sur son visage lui apporta un apaisement et un rafraîchissement immédiat, elle attisa également sa soif. Alors qu’elle se désaltérait, savourant la caresse de l’eau dans sa gorge irritée, la porte des toilettes grinça, elle se redressa aussitôt.

« C’est la prof qui m’envoie… commença Mévina avant de se taire, la dévisageant avec effroi.

— Qu’est-ce que tu vois ? » questionna Amélie à voix basse.

Elle était curieuse de savoir comment une simple mortelle pouvait percevoir son apparence et son aura.

« Toi…? » hasarda la pauvre jeune fille d’une voix tremblante.

Amélie soupira. Merci captain obvious !

« Oui, mais comment tu me vois ? De quoi ai-je l’air ? » insista-t-elle.

Le regard de Mévina passait d’Amélie au reste la pièce, comme incapable de supporter son image. Ses mains se joignirent, crispées sur le bord de son pull, tandis qu’elle reculait d’un pas. Les yeux vitreux, elle se mit à trembler, elle semblait prête à pleurer.

« Mévina ? insista Amélie en mettant autant de douceur dans sa voix que son impatience lui permettait. Je ne te veux aucun mal, dis-moi ce qui ne va pas dans mon apparence ?

— Rien… murmura-t-elle. Mais… ta présence me rappelle celle du fantôme qui m’a suivie ce week-end... en pire… Et tu es aussi pâle que ce matin… »

Sans probablement s’en rendre compte, Mévina avait reculé jusqu’au mur, lorsque son dos s’y heurta, elle sursauta et une larme glissa sur sa joue. Elle fixa Amélie, terrifiée.

La situation amusait presque la jeune sorcière, mais elle réalisa bien vite que son aura allait rapidement poser problème si tout le monde la percevait ainsi.

« Laisse-moi passer au premier plan le reste de la journée, le temps de trouver une solution ? » proposa Hélène.

La jeune nécromancienne considéra la proposition. Contrairement à Denise, sa mère avait été une « simple » sorcière exerçant un peu de magie blanche. En prenant le dessus dans le corps d’Amélie, il était possible que son aura adoucisse la sienne.

« Essayons avec elle. » Acquiesça Amélie.

Elle lâcha prise sur son corps, laissant l’esprit de sa mère s’y imposer et prendre possession.

« Et maintenant ? » s’enquit Hélène.

Mévina cligna plusieurs fois des yeux tout en effaçant machinalement la larme qui lui avait échappé. Elle s’avança d’un pas, comme pour s’assurer de ce qu’elle voyait, de ce qu’elle ressentait. Elle n’était plus tétanisée, mais elle n’en restait pas moins intimidée.

« C’est… moins pire ? Comment tu… ? Et tes yeux ! Ils ont changé de couleur, ils sont beaucoup plus sombres… »

Hélène jeta un œil à son reflet. Elle était toujours aussi pâle, mais l’ombre qui l’enveloppait avait disparu. Amélie lui susurra la réponse à donner à sa camarade :

« Tu aurais dû attendre mon autorisation avant d’enlever mon charme à ta cheville, voilà ce qui s’est passé. Heureusement, j’ai aussi des alliées parmi les esprits. »

Les yeux écarquillés, les mains crispées sur le bord de son pull qui commençait à se déformer, Mévina fit un autre pas vers Hélène.

« Je suis vraiment désolée ! Je pensais qu’une semaine suffirait ! » Les lèvres tremblantes, elle fixa Hélène dans les yeux. « Est-ce qu’il y en aura d’autres ? » demanda-t-elle dans un murmure à peine audible.

Amélie rageait intérieurement et songea que cette petite idiote égoïste avait de la chance que sa mère soit aux commandes, autrement elle se serait certainement laissée la gifler. Hélène se retint de rire et calma mentalement les ardeurs de sa fille avant de se concentrer sur l’adolescente apeurée face à elle.

« Je n’espère pas… » se contenta-t-elle de répondre avant de contourner la jeune fille pour quitter les toilettes. « Tu viens ? »

Mévina sursauta, puis la suivit en classe.

Annotations

Vous aimez lire Pattelisse ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0