Dix ans
Cette année, ça va faire dix ans. Dix ans que je ne l'ai pas vue. Et je m'en souviens pour la simple et bonne raison que c'est une année butoir. Il y a dix ans, nous mangions à la pizzeria avec Cornélia, une de nos amies, et Corinne, notre prof de théâtre de l'époque. Malgré notre grand écart d'âge - nous avions seize ans et Corinne aurait pu être notre mère- nous nous entendions à merveille. A la base, toute notre compagnie était conviée à cette sympathique soirée mais nous avions fini à quatre, les autres n'étant pas libres. Nous avions passé un très bon moment, parlant de trucs de filles, de théâtre, de nos projets... Et c'est ce soir-là qu'avec Laura, nous nous sommes dit que si jamais nous nous perdions de vue, nous nous retrouverions dix ans après autour d'une pizza. Alors c'est cette année.
Je suis stressée. J'ai tellement changé en dix ans ! Sans compter que selon moi, c'est entre seize et vingt-cinq ans que nous changeons le plus : à seize ans, tu es un adolescent encore au lycée et à vingt-cinq, tu as potentiellement fini tes études, tu as un boulot, tu es peut-être marié avec des enfants ! Aurons-nous encore des points communs ? J'ai si peur que non... Car pour l'instant, je garde des bons souvenirs de notre vieille amitié et j'ai peur de les gâcher en les remplaçant par ceux tous neufs de retrouvailles gênantes et ratées.
Je décide tout de même de m'atteler à retrouver Laura. J'essaie son numéro de téléphone -enfin, celui vieux de dix ans que j'ai gardé Dieu sait pourquoi au fond de mon téléphone-, mais sans surprise, il n'y a pas de tonalité. Elle a changé de numéro. Alors je cherche sur Internet, mais je ne trouve rien qui puisse correspondre avec elle. Elle a dû se marier et changer de nom. Je commence à désespérer de la retrouver. Puis une idée me vient. Quelle imbécile de ne pas y avoir pensé plus tôt ! Corinne était une bonne amie de la mère de Laura. Je l'appelle, mais le numéro n'est plus attribué. Alors j'envoie un mail hésitant :
Bonsoir Corinne,
Je ne sais pas si tu te souviens de moi, c'est Christelle. Tu sais, la petite rousse du théâtre. Je te contacte pour savoir si tu as le numéro de Laura du théâtre. A seize ans, nous nous étions promis de nous retrouver dix ans plus tard alors j'aimerai pouvoir la contacter.
Voilà, désolée de te déranger...
Christelle
Quelques jours plus tard, je reçois une réponse enthousiaste qui dit que bien sûr, elle se souvient de moi et qu'elle est enchantée de pouvoir m'aider. Elle me joint les coordonnées de Laura –qui n'a pas changé de nom, soit dit en passant– et m'embrasse fort en souhaitant avoir de mes nouvelles de temps en temps. Je la remercie mille fois. Et je vais chercher mon téléphone. Le coeur battant, je compose le numéro affiché à l'écran de mon ordinateur. Au bout d'un moment, quelqu'un décroche. Une voix d'homme, pas très engageante.
- Armand Gandeau à l'appareil.
- Oui, bonjour, je heu... je m'appelle Christelle et je suis une vieille amie de Laura. Vous... Vous pouvez me la passer ?
Je le sens hésiter à l'autre bout de la ligne.
- Christelle comment ?
- Vendelle
Comme si ça pouvait le faire changer d'avis...
- D'accord, patientez quelques instant, je vous prie.
Au bout de plusieurs longues minutes, une voix reprend. Sa voix. Au moins quelque chose qui n'a pas changé. Quoi que. Celle d'il y a dix ans était bien plus sympathique...
- Oui ?
- Laura ?
- C'est elle.
- Bonjour Laura, j'imagine que ton mari a dû te dire, c'est Christelle.
- Ce n'était pas mon mari ! proteste-t-elle, offusquée.
- Oh désolée, je croyais que...
- Tu croyais mal. Qu'est-ce que tu veux ?
- Je... Tu te rappelles la pizzeria avec Cornélia et Corinne il y a dix ans ?
Pas de réponse.
- Eh bien, on s'était promis de se retrouver dix ans après si jamais on se perdait de vue et...
- Et ça fait dix ans je présume ?
- Oui. Oui, c'est ça, dis-je déconcerté par sa voix peu chaleureuse.
- Alors tu veux qu'on se retrouve.
- Oui, euh, oui j'aimerai bien si tu es d'accord.
Elle soupire.
- Bien, si tu veux. Où et quand ?
- Je me suis dit la samedi prochain à la même pizzeria...
- Samedi prochain !? Si tôt ? Et puis, j'habite à Orléans, maintenant.
- Ah...
Je ne peux m'empêcher de penser que c'est très mal parti et que ça a l'air de l'exaspérer au plus haut point.
- Je... Désolée, c'est vrai que je n'avais pas pensé à ça... Tu ne vas jamais sur Paris de temps en temps ?
- Si, le mois prochain, répond-elle après un long silence.
- Tu y seras le samedi 22 ?
- Oui.
-Super ! Bon, alors à dans un mois, on reparle des détails plus tard, ça te va ?
- Hum.
- A bientôt, alors.
- Oui.
Et elle racroche.
Génial. Ça va être génial. Elle a l'air impatiente de me retrouver. Je secoue la tête. Elle me met mal à l'aise avec sa voix sèche. Joyeux moment en perspective.
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