1 - L'ambulance

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Dimanche de Pâques

Marc

Il est 5h47 à l’horloge du bloc. Pas possible d’attendre le brancardier. Mieux vaut qu’il n’y ait pas de témoins. J’ouvre le dossier de la patiente : sur la fiche administrative je vérifie « Nom : Olivia INFORTUNA, née : 1/11/1982 ». C’est bon. J’empoigne moi-même le chariot, et slalome à travers les équipements des salles d’opération. Le bloc est bien plus qu’une salle unique. C’est une enceinte immense composée de vastes salles juxtaposées. Toutes ces salles ont un sens de circulation répondant à des circuits d’accès et de sorties bien définis.

Je n’ai pas eu le temps de me changer après l’intervention. Encore tout de vert vêtu, de la tunique au pantalon, portant toujours le masque sur le visage et le calot sur la tête, les rares soignants qui s’affairent sur leurs écrans et leurs dispositifs de soins ne peuvent me reconnaître. J’actionne, sans ralentir l’allure, les faisceaux invisibles situés en amont des portes automatiques, qui s’ouvrent devant moi les unes après les autres. Les sabots autoclaves toujours aux pieds, je me déplace silencieusement. Je parviens devant le sas pressurisé du bloc. Je débouche enfin sur le parvis.

Le petit matin se lève sur la clinique Hygéia, baignée d'une lumière douce et dorée alors que le soleil commence à percer l'horizon. Les premières lueurs de l'aube teintent le ciel de nuances de rose et d'orange, projetant des ombres longues et douces sur le bâtiment blanc immaculé de la clinique. Les arbres, encore endormis, se dressent fièrement, leurs feuilles frémissant légèrement dans la brise matinale.

Je me dirige vers l’emplacement matérialisé au sol par une grande croix jaune mentionnant : « SMUR » et lève mes yeux fatigués pour vérifier que la barrière striée de rouge et de blanc est bien levée pour permettre l’accès par l’extérieur.

Soudain, ce calme est brisé par le son strident d'une sirène. Ce bruit, d'abord lointain, devient de plus en plus insistant, jusqu’à devenir un hurlement emplissant l'air d'une urgence palpable. Les oiseaux, qui jusqu’alors pépiaient gentiment sur les branches, sont effrayés par ce bruit inconnu, et s'envolent en un vol précipité. Leurs silhouettes noires se détachent brièvement contre le ciel teinté de rouge

Je cligne des yeux. Après la nuit interminable que je viens d’endurer, concentré à réaliser des actes rapides et méticuleux, l’intensité des flashs bleu métallique heurte mes rétines fatiguées comme des coups de poignard.

Sans ralentir, l'ambulance-SMUR franchit le portique, ses pneus crissant sur l'asphalte encore frais de la nuit : le Service Mobile d’Urgence et de Réanimation n’est jamais très discret !

Alors qu’il entre dans le parvis, les lumières bleues dansent sur la façade blanche, créant un spectacle presque surréaliste. Il se fige brusquement sur sa marque jaune. Les portières avant s’ouvrent simultanément dans un claquement sec. Deux hommes en blanc en descendent avec une efficacité silencieuse, leurs visages graves sous l'éclairage contrasté des premières lueurs du jour et des gyrophares bleus.

C'est alors qu’ils se séparent, rompus à l'exercice qu'ils effectuent en cinq secondes maximum. L'ambulancier se précipite à l'arrière du véhicule. Ses mouvements rapides et précis sont empreints d'une efficacité implacable. Ses bottes résonnent sur le sol pavé du parvis des urgences, ajoutant une nouvelle couche sonore à l'atmosphère déjà tendue. Il tire sur la poignée, et le haillon arrière se soulève avec un cliquetis mécanique, libérant le brancard de transport qui coulisse sur sa glissière, les pieds articulés se dépliant jusqu’au sol.

Simultanément, l'urgentiste me rejoint, son uniforme blanc immaculé tranche avec ma silhouette d’homme en vert, tenue caractéristique des personnels de bloc. Je ne le connais pas, c’est une chance. Mais je vois que son regard s’attarde un instant sur l’étiquette de la poche de ma tunique sur laquelle figure « MAR », acronyme signifiant Médecin Anesthésiste Réanimateur, et non le début de mon prénom, MARC, comme on me l’a fait souvent remarquer. « Marc LETAL » est inscrit en plus petit sur une deuxième ligne de ma pochette. Une chance qu’il ne le mémorise pas.

En effet, l’urgentiste, en professionnel aguerri, reporte rapidement son attention sur ma patiente inconsciente. Les flashs bleus du gyrophare éclatent, illuminant son visage par intermittence. Je vois qu’il fronce les sourcils, préoccupé.

Sa veste blanche semble fluorescente, tandis que ma tenue sombre me fait disparaître dans l’obscurité, absorbant toute la lumière. La couleur verte a été généralisée dans les blocs en raison de sa faculté de ne pas réfléchir la lumière des puissants scialytiques utilisés lors des opérations, contrairement au blanc qui éblouissait les chirurgiens.

— Marc, où est le dossier de cette patiente ? m’apostrophe l’urgentiste, la voix rude.

Il affiche une expression faciale marquée par la frustration et l'impatience. Ses sourcils sont froncés, dessinant des lignes profondes sur son front. Ses yeux, plissés, me fixent avec un regard perçant, presque accusateur. Les coins de ses lèvres se crispent, accentuant une mâchoire serrée. Il tape nerveusement du pied, un geste révélateur de son agacement croissant, et son regard passe rapidement de moi à la patiente, cherchant une réponse immédiate à son état léthargique.

Malgré la prononciation de mon prénom, je reste d'un calme à toute épreuve, affichant une sérénité que j’espère palpable. Mon visage est lisse, sans le moindre signe de stress. Au fil des années, j’ai exercé mes yeux à être doux et rassurants afin de transmettre en toutes circonstances une tranquillité apaisante. Mes mouvements sont lents et mesurés, chaque geste précis et contrôlé. J’incline légèrement la tête, un sourire apaisant aux lèvres, et pose une main réconfortante sur l'épaule de l’urgentiste en lui tendant une pochette plastifiée.

— Ne t'inquiète pas, lui répondis-je calmement. Le voici.

L’urgentiste prend la pochette avec un hochement de tête soulagé, ses traits se détendant légèrement sous l'influence calmante de mon attitude tandis qu'il prend connaissance de son contenu. Sa tension remonte en flèche, comme je pouvais m’y attendre, à la lecture de l'unique page qui s’y trouve.

— Il n’y a pas le compte rendu opératoire ! s’écrie-t-il. Qu’est-ce qui s’est passé au bloc ?

— Le chirurgien n’a pas eu le temps de le rédiger, répondis-je calmement.

— Et bien sûr on nous prévient au dernier moment ! Ça ne se passera pas comme ça cette fois, réplique l’urgentiste, furieux. Son doigt tendu vers moi tremble légèrement, amplifié par le reflet de sa tenue fluorescente.

Il se retient d’en venir aux mains. Son visage, crispé par la colère, se ferme brutalement lorsqu’il s’agenouille au chevet de la patiente. Stéthoscope sur la poitrine, il se concentre. Un pouls ? Presque imperceptible. Le souffle, lui, a disparu.

Derrière lui, l’ambulancier ajuste le brancard, prêt à bondir. Il guette. Attend un signe.

Les secondes s’étirent.

Enfin, un hochement de tête. Minuscule. Mais suffisant. L’ambulancier s’anime. En une chorégraphie bien huilée, il accole le brancard au lit. Nous transférons la patiente avec mille précautions. Elle est si fragile, si pâle.

La clinique, jusqu’alors engourdie par la nuit, se réveille en sursaut. Les soignants de jour affluent. Derrière le hublot du sas, des visages s’alignent. Ils regardent la scène, figés. Trop tard. Déjà, l’ambulancier referme les portes du véhicule médicalisé, enfermant l’urgentiste et la patiente dans cette boîte étroite où se joue leur destin.

La sirène retentit. Mais le véhicule ne bondit pas. L’extrême lenteur de l’ambulance glace les spectateurs involontaires de cette scène, plus qu’un départ en trombe ne l’aurait fait. Ces précautions soulignent le caractère désespéré de la situation et la détermination de l'équipe médicale à agir malgré les obstacles.

— C’est le SMUR qui transfère une patiente vers le CHU, murmure quelqu’un à mon oreille.

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