Le papillon inutile

6 minutes de lecture

A l’intérieur d’une grotte parfaitement banale et ténébreuse comme il en existe des milliers en ces régions montagneuses, nous rencontrâmes une curieuse créature qu’il était rare d’observer en des endroits si tristes et rocailleux.

C’était un gros papillon multicolore de taille humaine. Il arborait toutes les couleurs de l’arc en ciel en même temps, dans l’anarchie clignotante la plus totale : ses écailles oscillaient sans cesse entre bleu, vert et rouge. Il battait des ailes de façon lourde et pataude, flottait mollement de part et d’autre de la grotte.

Il se cognait aux parois et nombreuses stalactites ; ce qui produisait des explosions de paillettes brillantes et multicolores. Elles étaient magnifiques, mais leur profusion et les occasions maladroites en lesquelles elles étaient produites les rendaient ridiculement mirobolantes plus qu’attrayantes. De temps à autre, il respirait à pleins poumons ses propres poussières d’ailes pour profiter de leurs propriétés hypnotiques. Ils se mettait alors à pouffer de rire et à voler de travers en fermant les yeux, affichant un sourire à la fois béat et malsain.

Le papillon faisait apparaître des fleurs magiques çà et là sur les rochers, pour ensuite les butiner jusqu’à les faire disparaître ; puis il recommençait l’opération encore et encore. C’était sans fin, cela n’avait ni queue ni tête et était voué à l’échec et à l’épuisement. Une telle consommation semblait lui procurer une sorte d’ivresse dont il était totalement accro. Il lui fallut dix bonnes minutes de ce manège indécent avant de se rendre compte de notre présence.

Il nous aperçut du coin de l’œil, jusque-là fermé, pour profiter au maximum de ses délires. Il eut un tressaillement de panique, comme un enfant pris sur le fait. À partir de ce moment-là, sa démarche changea radicalement. Il se mit à adopter un vol bien plus maniéré, mais qui ne rendait personne dupe.

Avec beaucoup de soin et de fausse grâce, il flottait dans les airs en produisant des paillettes qui formaient de belles roses écarlates dans les airs. Voyant que cela ne nous impressionnait pas, il prit un air vexé et redoubla d’efforts : ses écailles brillantes et virevoltantes prenaient la forme de magnifiques plantes bourgeonnant dans les airs, des ronces en fleurs serpentaient partout sur les murs de la grotte.

Chacune de ses démonstrations pyrotechniques était accompagnée d’une petite pause et d’un regard en coin pour jauger notre réaction. Il était clair qu’il cherchait à nous subjuguer.

Le guerrier ne put s’empêcher de laisser échapper une remarque ironique : « Est-ce que ce que je vois est réel ? Ou est-ce que je suis aussi drogué que lui ? »

Le papillon l’entendit et cela sembla fortement lui déplaire. Il eut un sursaut plein de paillettes, puis s’approcha pour nous inspecter sous tous les angles. Ce faisant, ses ailes venaient nous fouetter le visage, nous inondant de paillettes, à nous en faire perdre l'équilibre. Il s’excusait d’une voix loufoque faisant écho partout et nulle part à la fois :

  • Oh ! Milles excuses ! s’exclama le maladroit.
  • Attention ! bougonna le guerrier.
  • Pardon, où avais-je la tête ! s’excusa-t-il faussement.
  • Ça ne fait rien, répondit la sorcière du groupe.
  • Oh comme je suis maladroit ! Veillez me pardonner, dit-il en rigolant.
  • Nul mal n’est fait, dit le paladin.

Après avoir virevolté autour du groupe et s’être cogné contre chaque membre de l’équipe, il cessa son manège insensé et se posa face à nous.

  • Ahum ! Je vous attendais ! Et vous êtes en retard ! dit-il, clairement de mauvaise foi.
  • Nous ne savions pas que nous étions attendus, répondis-je.
  • Malgré tout… Dans mon infinie bonté, je vais vous donner quelque chose de fort utile à votre quête…

Il marqua un temps de pause, comme s’il attendait de vifs remerciements qui ne vinrent jamais. Outré, il fit un mouvement de recul, cria des formules magiques pompeuses et fit apparaître à ses pattes de curieux escarpins écarlates qu’il enfila avant de poser pied à terre.

  • La création d’objets magiques est ma spécialité et nul autre être n’en est capable. Malheureusement, il serait trop facile de vous dire quelles sont leurs propriétés ; à vous d’avoir assez de jugeote pour appréhender leurs effets. Bien que je pense qu’ils vous dépassent.

Il le dit en fermant les yeux et en bombant le torse. Son sourire était d’une grande vanité.

  • Camomille ? appelai-je.
  • Oui, dit-elle en marmonnant des incantations.

Notre chère sorcière fit apparaître un gros grimoire dans ses mains qu’elle lança ensuite au sol. Il s’ouvrit tout seul à une page prédéfinie d'où un petit gnome à lunettes sortit. Il observa les escarpins par-dessus ses binocles, feuilleta le grimoire et déclara :

  • Ces escarpins protègent son possesseur d’une mort causée par sa propre maladresse. Si telle erreur venait à être commise, elle serait réparée, mais le prix à payer est inconnu. Une chose est sûre, il est très élevé.
  • Quelle utilité pourraient avoir de telles chaussures ? dis-je.

Il y eut des rires. Ce qui irrita la créature.

  • Elles ne sont pas pour vous de toute façon, répondit le papillon, clairement vexé. Je peux aussi mettre au monde des créatures magiques qui dépassent l’entendement !

Il fit alors apparaître un écureuil rose particulièrement mignon, mais à la couleur surnaturelle. On aurait pu jurer que quelqu’un avait peint maladroitement son pelage. Le gnome leva la tête et dit :

  • C’est juste un écureuil rose…

Les rires redoublèrent. Le papillon fit une grimace et envoya des éclairs de pétales en direction de l’écureuil, qui explosa. L'insecte reprit ses incantations et un nouvel écureuil de même couleur apparut, son pelage était bien plus soigné, et il y avait une certaine intelligence dans son regard. Il prit une inspiration et s’exclama :

  • Bonjour les amis ! Je suis un écureuil rose et je sais parler ! Heureux de vous rencontrer.

Le gnome à lunettes fronça les sourcils. L’identification d’animaux magiques n’était pas sa spécialité mais par pure curiosité et parce que les gnomes sont des créatures particulièrement moqueuses, il s’empressa de faire de nouvelles recherches dans son grimoire.

  • C’est l’écureuil rose de l’évidence. Il est doué de la parole et peut décrire ce qui saute aux yeux.

Il y eut un silence et un temps de réflexion.

  • En fait… Je sers à rien ! réalisa l’écureuil.

La grotte fut inondée de nos rires. Même le gnome à lunette s’y mit.

Le papillon, furieux, devint rouge vif.

  • Bande d’ingrats ! Je vais vous montrer !

Des dizaines d’éclairs s’abattirent autour de nous en divers endroits de la grotte. On aurait pu jurer qu’ils faisaient apparaître quelque chose à partir du néant, mais rien n’était perceptible. Le gnome semblait pouvoir les observer et regarda dans son grimoire.

  • Ces objets sont invisibles et impossibles à attraper. Ils ne révéleront leur présence que lorsque leurs utilisateurs auront oublié leur existence.

Étant donné l’air menaçant du papillon rouge, et de ces sorts lancés tout autour de nous comme pour nous couper la retraite, nous nous mimes en garde. Puis il y eut un moment de flottement, au cours duquel chaque membre de notre équipée tomba lourdement sur le sol. Nous étions paralysés.

  • Hahaha bande d’idiots ! Ma poudre est paralysante et soporifique ! Vous êtes à ma merci !

Le papillon marcha vers nous en riant diaboliquement.

  • Il va vous violer dans votre sommeil ! cria l’écureuil.

La créature s’arrêta, outrée.

  • Non ! Non ! Je ne vais pas faire ça, pour qui me prends-tu ?! Je vais simplement les t…

Il fut interrompu par une hache tournoyante lancée par le guerrier, que le papillon évita de justesse. Il recula et c’est alors qu’il se prit les pattes dans un objet qu’il avait créé précédemment, mais dont il avait oublié l’existence, et tomba à la renverse. Il tenta de déployer ses ailes mais se prit les pattes dedans.

  • Il va se casser la gueule ! cria l’écureuil.

À ce moment-là, le papillon se vautra pathétiquement sur le sol en criant : « Merde ! », s’empalant par la même occasion sur une stalagmite.

  • Il s’est tué tout seul ! Quel idiot ! cria l’écureuil.

Au bout de quelques minutes, l’effet de ses écailles se dissipa et nous pûmes à nouveau bouger.

  • Ses escarpins de merde vont peut-être servir à quelque chose finalement, prononça ironiquement la bestiole rose qui regardait les chaussures du papillon briller.

Un instant plus tard, les chaussures de l’animal crachèrent des paillettes et il fut ramené à la vie.

  • Qui êtes-vous ? Où suis-je ? interrogea la créature incrédule.
  • L’oubli était le prix à payer, conclut l’écureuil.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Knoevenagel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0