Moutons en deuil

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A peine le pas de la porte franchi qu’une horde de souvenirs doux-amers me frappa de plein fouet.

Même le temps ne pouvait effacer totalement ces petits traumatismes d’enfance qui façonnaient l’âme tourmentée de l’adulte. Au décès de mes parents dans un accident de voiture, j’avais fui loin de cette demeure et des rivalités familiales. Dix ans déjà…

Comme paralysé dans l’entrebâillement de la porte qui menait à la vaste salle à manger, je me sentis épié, dévisagé, jugé par les huit yeux perfides qui venaient de poser leur vile attention sur moi. Et trônant au-dessus de cette assemblée, le faciès d’un loup empaillé, ultime vestige de la carrière de chasseur de papy, ne m’épargna pas plus de son indifférence.

Non loin de la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin, la tante Francine fut la première à m’accueillir d’un rictus gourmand. Son double menton, devenu triple en l’espace d’une décennie, se mit à frissonner lorsqu’elle me gratifia d’un « Bonsoir, mon petit Pierre ! » trop chaleureux pour être honnête. Engoncée dans un tonneau creusé pour faire office de fauteuil original, l’épouse de mon défunt oncle paternel crut bon de donner une petite tape dans le bas du dos de ses deux rejetons, qui me fixaient en chiens de faïence.

« Princesse » Flore détourna tout simplement son chaste regard de ma silhouette d’étudiant dégingandé, de peur de souiller son esprit supérieur par ce seul contact visuel. Plus vindicatif, son jeune frère eut la décence de me faire pleinement sentir son animosité par un silence lourd de sens.

Appuyée contre l’imposant vaisselier en chêne, la tante Rosemonde rassembla ses esprits quelques secondes, avant de se ruer vers moi pour venir me gratifier d’une étreinte trop enthousiaste. Combien de flacons d’huiles essentielles avait-elle vidés pour nettoyer sa longue chevelure pâle, et imbiber son visage bien trop ridé pour une quadragénaire ?!

  • Oh, mon chéri… Mon petit Pierre… Comme ta présence nous a manqué… Dix ans, sans te voir ! Dix ans !

L’espace d’un instant, je crus qu’elle allait me gifler, et se briser la main au passage, ou fondre en larmes. Mais toute tragédienne que fut ma tante, elle ne trouva pas les ressources nécessaires pour déclencher l’une des scènes dont elle aimait tant nous gratifier depuis toujours : malaise vagal, début de cancer imaginaire, maux d’estomac permanents,…

  • Allons Rosemonde, intervint ma chère tante Francine, de sa voix de crécelle. L’argent est le meilleur appât pour faire revenir les brebis égarées…

Le sourire hypocrite qu’elle m’adressa me donna la furieuse envie de l’enfermer dans le tonneau qui souffrait sous son auguste séant, mais je parvins à conserver une expression indifférente.

  • Francine ! Comment peux-tu proférer de telles horreurs ?! s’insurgea la famélique créature qui venait de retirer ses bras de mon cou endolori par son étreinte. Nous sommes tous unis par un même deuil aujourd’hui !
  • Que s’est-il passé exactement ? ne puis-je m’empêcher de murmurer.
  • Intoxication alimentaire, trancha ma cousine Flore, des étincelles dans les yeux. Maman l’a trouvé raide mort ce matin, en lui ramenant ses courses.
  • Un accident fatal pour un vieux, fit semblant de compatir son frère.
  • Gaspard, voyons… le morigéna sa mère, sans grande conviction. Un peu de respect pour ton grand-père. Il a été si généreux, avec vous…

Malgré moi, je levais un sourcil interrogatif face à cette affirmation bien étrange. La veille, j’avais reçu une lettre de papy. Un courrier à l’ancienne, assez alarmiste pour me faire revenir en toute hâte dans cette bergerie dont le vieillard avait toujours été le patriarche. L’espace d’un instant, j’eus la sensation de l’entendre ronchonner en nous traitant de moutons, avec le plus grand dédain. Ironiquement, je fus peut-être le seul à regagner un peu de son respect en trouvant le courage de m’éloigner d’eux. Et de lui.

Dans son courrier, papy m’affirmait que mes deux tantes complotaient pour le placer en maison de retraite, et sous tutelle. Un moyen idéal d’obtenir une avance sur héritage. Mais une fois sur la route, j’avais appris son brusque décès. Coïncidence ? Je n’y croyais pas une seconde ! Vu le coût des EPHAD, l’une d’entre elles aurait pu trouver l’occasion de se débarrasser du gêneur en l’empoisonnant. Mais laquelle ?

Francine… La pièce rapportée, la veuve joyeuse. Une femme rongée par la jalousie et la frustration, dont je soupçonnais qu’elle avait poussé mon pauvre oncle au suicide. Intoxication alimentaire, lui aussi.

Rosemonde, la tragédienne. La malade imaginaire, à la bienveillance limitée par son besoin incessant d’attirer l’attention sur elle. Une spécialiste de la manipulation des huiles essentielles et des graines en guise de compléments alimentaires. Une vieille fille qui revenait régulièrement vivre chez papy, en prétextant un dévouement pour un vieillard en meilleur forme qu’elle.

Pas une pour rattraper l’autre. Et leurs héritiers ne valaient pas mieux.

Ma chère cousine Flore… Une obscure Miss Violette, à la carrière aussi brève que l’étendue de sa bienveillance à l’égard d’autrui. Récemment divorcée, et donc sans le sou, je la devinais déterminée à soutirer un maximum d’argent à papy pour retrouver un confort que ne pouvait lui apporter son emploi d’assistante dentaire.

Et enfin, son frère Gaspard. Mon portrait craché d’un point de vue physique, mais totalement opposé à mes traits de caractère. Violent, aigri, castré de longue date par sa mère et sa sœur. Un semi-rebelle à l’insulte facile, mais qui vivait encore dans la cave du domicile familial.

Chacun d’eux aurait pu se laisser dévorer par une frustration grimpante et orchestrer une mort faussement accidentelle d’un vieux grand-père que personne n’aimait.

Perdu dans mes réflexions, je me relevais du sofa pour gagner la cuisine en quête d’un peu de quiétude.

Je pénétrais alors dans un lieu tout droit sorti des années 70, dont je connaissais le moindre recoin. Dans un réflexe tout enfantin, je me baissais pour engouffrer ma tête dans l’armoire en chêne qui servait de garde-manger, et constatais avec dépit que l’éternelle boite à gâteaux avait laissé place à un pilulier bien trop garni. Agacé par cette énième contrariété, je décidais de me rabattre sur les petits fours disposés sur la table, recouverte d’une nappe blanc crème. Mais une intuition soudaine me frappa. Après avoir vérifié que j’étais bel et bien seul, je tendis la main pour ouvrir discrètement l’un des tiroirs de la commode en chêne, dans lequel papy avait pour habitude d'entasser clés, monnaie, papiers qu’il avait la paresse de ranger et autres revues. Et après quelques secondes, je repérais un paquet de lettres qui attira mon attention. Mon trésor entre les mains, je gagnais le cellier attenant et commençais à parcourir publicités, créances et… le brouillon d’un testament ! Incrédule, je dévorais chaque mot, chaque ligne et restais estomaqué par le contenu et les conséquences induites. Dans une ultime volonté de vengeance mesquine, mon grand-père léguait la moitié de ses biens directement à ses petits-enfants, en privant ainsi sa progéniture directe d’une part conséquente du magot.

Seul, dans l’obscurité relative de ce modeste abri, mon regard se posa machinalement sur le fameux panier de courses apporté par la tante Francine : brocolis, betteraves, tabac et… de la mort-aux-rats ?! Tenais-je là une clé du mystère ?

Un détail imprécis, un subtil indice flottait aux abords de ma conscience sans daigner se révéler à moi. Quelque chose que j’avais vu, entendu ou compris sans y prêter attention… Mais quoi ?

Ce fut le son caractéristique d‘un bouchon de champagne expulsé de son goulot qui me tira de mes intenses cogitations. Ces moutons avides et lâches allaient fêter le trépas de papy comme on l’aurait fait d’un évènement festif.

Ecœuré, indigné par cette attitude, je pris le temps de me calmer avant de quitter le cellier pour regagner la cuisine. Et j’entendis un hurlement strident résonner depuis le salon. A toute vitesse, je traversais la pièce pour m’engouffrer dans le couloir, puis dans la salle à manger.

Rocher isolé au milieu d’une mer de corps immobiles, ma tante Rosemonde usait de toute la vigueur de ses cordes vocales pour témoigner de son état de choc. Entre deux coupes brisées, la bouteille de champagne gisait à quelques centimètres de la main crispée de ma cousine Flore et du visage tuméfié de son frère Gaspard. Non loin, la tante Francine restait sise dans son tonneau, le visage figé dans une expression de souffrance qui ne la quitterait plus jamais.

  • C’est toi ! C’était toi ! m’entendis-je crier, d’une voix bien trop hystérique, un index accusateur pointé sur l’unique survivante. Tu voulais l’héritage pour toi toute seule, hein ?! Après une vie pathétique à obéir à un père tyrannique ?! Mais ton plan n’était pas parfait, tu ne pensais pas que je reviendrais ! Et pourtant, je suis là !

Sa culpabilité révélée par mon indéniable vivacité d’esprit, Rosemonde se détourna pour tenter de fuir à travers la porte fenêtre. Mais le temps qu’elle abaisse la poignée de métal qui la mènerait vers l’extérieur, je me jetais sur elle pour la plaquer de tout mon poids sur le sol, dans l’espoir de l’immobiliser. À l’impact, j’entendis un craquement de mauvais augure. Horrifié, je relevais la tête et vis que le front de Rosemonde avait heurté l’angle du buffet en bois massif du grand-père, dans notre chute.

Tel un automate, indifférent aux cadavres postés tout autour de moi, j’attrapais mon téléphone portable, protégé dans ma poche de jeans.

Machinalement, je parvins à composer le 17, avant de relever la tête à l’écoute de la première sonnerie. Et ce fut là que les pièces du puzzle formèrent enfin un ensemble cohérent.

Cette tête de loup hideuse… Ce sinistre trophée que j’avais remarqué dès mon entrée initiale dans la salle à manger… Il lui manquait un détail familier…

Sous l’imposant collier de poils drus étaient enchâssés deux crochets d’apparence bégnine, jadis supports du fusil de chasse de papy. Une sorte de révélation explosa dans mon esprit en même temps qu’une vive douleur dorsale, engendrée par une détonation. Projeté contre la tapisserie florale du mur, je me sentis tomber, incapable du moindre mouvement.

Allongé aux cotés de Rosemonde, sur le carrelage souillé du sang chaud qui s’écoulait de ma plaie, j’entrevis du coin de l’œil la silhouette familière de mon grand-père, fusil en main. Vêtu de son ridicule pyjama à rayures, le défunt ressuscité braqua sur moi un regard où je devinais déception et mépris.

  • Pas un pour rattraper les autres… Des moutons stupides et lâches enfermés dans ma bergerie, pressés que je crève pour s’emparer des économies de toute une vie ! Et toi… Je te croyais différent…

Malgré la douce léthargie qui commençait à s’emparer de moi, je tentais d’ouvrir la bouche pour m’expliquer, mais les mots restèrent coincés dans ma gorge.

  • Il m’a suffi de siffler, de te faire miroiter une part du pactole pour que tu reviennes ventre à pattes t’enfermer dans cet enclos, comme les autres… Aucune personnalité, aucune volonté… Rien.

La lettre bien trop alarmiste après dix ans de silence, la mort aux rats dans le cellier, la bouteille de champagne mise au frais par papy, le fusil manquant, le souhait de réaliser la veillée funéraire chez lui, le testament placé à la vue de tous. Tant de tests, tant d’échecs.

La dernière chose que je vis avant que mes paupières se referment fut le canon du fusil braqué dans ma direction. Il n’avait peut-être pas tort… Nous avions toujours refusé de nous éloigner de l’enclos qu’il avait bâti autour de nos vies. J’avais cru y être parvenu, mais il lui avait suffi de m’appâter pour que je quitte tout ce que j’avais construit pour le rejoindre. En commettant l’erreur de le considérer comme faible et sans défense en raison de son âge, en l’infantilisant, nous avions commis l’erreur de le sous-estimer.

Celui que nous pensions notre guide, notre berger s’était finalement révélé être un loup doté de crocs. Mais peut-être l’avait-il tout simplement toujours été ?

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