Chapitre 2 : Croisade
Étant destinés à devenir chevaliers, cela faisait maintenant plusieurs années que Guillaume et Jean étaient au service de leur oncle, Foulques de Bel-Air, frère ainé de leur défunt père et seigneur de la ville de Segré. Marié à Isabelle d'Andigné depuis maintenant une dizaine d'années, ce dernier avait trois enfants : un fils ainé de 16 ans, Denis ; un fils cadet de 14 ans, Raymond, et une benjamine de 9 ans, Sibylle. Comme le veut la coutume, un enfant appelé à devenir chevalier doit entrer dès ses sept ans au service d'un seigneur afin d'apprendre les devoirs d'un chevalier. Guillaume, au service du seigneur leur oncle depuis plus longtemps que son frère cadet s'était vu attribuer la fonction d'écuyer de Denis, son cousin, qui était chevalier depuis peu. Jean quant à lui était encore page, il devait donc s'occuper des chevaux, apprendre à chasser, à monter à cheval, à s'entraîner à la lutte ainsi qu'au combat à l'épée. En plus de cela, Jean devait tenir régulièrement compagnie à Raymond et Sibylle. En la qualité de neveux du seigneur, Jean et Guillaume bénéficiaient d'un traitement digne de membres de la famille seigneuriale.
Cependant, depuis la mort de leur père, survenue il y a un mois, certains privilèges qui leur étaient autrefois accordés, leur furent subitement retirés. En effet, depuis leur arrivée auprès du seigneur, la femme de ce dernier, Isabelle d'Andigné, ne voyait pas d'un bon œil Guillaume et Jean et l'intérêt que son mari avait pour eux, elle trouvait que leurs talents faisaient de l'ombre à ses fils. Et en cela elle n'avait pas tort, Guillaume faisait montre d'un grand talent pour tous les arts de la guerre, que ce soit l'équitation, le combat, ou le tir à l'arc. Jean n'était pas en reste, doté d'une intelligence et d'une compassion rare pour un enfant de son âge, il était l'élève préféré du père précepteur du domaine. De ce fait, les relations entre les deux frères, leur tante et leurs cousins n'était pas des meilleures. Heureusement, leur oncle faisait, lui, preuve d'un grand intérêt pour leurs talents et leur avenir.
En cette matinée chaude d'été, Jean se promenait le long de l'Oudon, la rivière traversant la ville de Segré. Il envoya valser avec colère un caillou dans l'eau. Pour la quatrième fois cette semaine-ci, Raymond avait trainé Jean dans la boue et s'était moqué de lui devant le reste de la cour seigneuriale pour ses piètres performances à l'épée. Jean avait beau être doté de facultés intellectuelles particulières, le talent militaire de son frère lui faisait défaut. Un défaut aisé à résoudre d'après son oncle, mais Raymond profitait de toutes les occasions qui se présentaient à lui pour railler les deux frères. Et bien sûr, la tante Isabelle en profitait pour en rajouter une subtile couche, afin de bien faire comprendre où est la place de chacun. Cela faisait maintenant 5 ans que Jean devait supporter ces railleries, et cela ne faisait qu'empirer. Et cela ne s'arrêtait pas là, depuis que leur père était mort, la première dame des lieux ne se retenait plus. Il n'y a pas moins de 3 jours, elle avait fait comprendre à Guillaume qu'il y avait besoin d'aide pour nettoyer les écuries. Le nettoyage des écuries est la tâche donnée aux galopins, des enfants de 7 ans qui viennent tout juste d'entrer au service du seigneur. Pour un écuyer, c'est une humiliation que de devoir faire cela. Mais qui est Guillaume pour refuser un ordre venant de la Dame du château ? Il a donc dû s'atteler à cette tâche aux yeux de tous. Jean se souvint avec amertume de la colère qu'il avait ressentie à la vue de son frère humilié de telle sorte.
"Rien ne sert de s'énerver, cela ne résoudra rien." se dit le jeune homme.
Il profita de cet instant de répit pour contempler la vue qui s'offrait à lui : les reflets dorés du soleil se réverbérant sur une eau bleutée, les poissons dont la danse dessinait des formes étranges, un oiseau, au chant envoutant. Mais la tranquillité de ce lieu fut subitement perturbée par une série d'aboiements féroces, venant du château, en amont.
La chasse ! Jean se leva brusquement et remontant en courant la rivière. Il avait complètement oublié la partie de chasse organisée par le seigneur leur oncle prévue aujourd'hui. Il devait accompagner, comme de coutume Raymond, et les autres pages, en charge du rabattage du gibier.
Jean arriva au château juste à temps pour prendre les affaires nécessaires, et rejoindre le groupe de page qui partait déjà vers la forêt, en compagnie des chevaliers, leurs écuyers, des chiens, ainsi que du seigneur et sa femme.
"Alors Jeannot, failli être en retard ? On aurait pu partir sans toi, ça n'aurait pas changé grand-chose tu sais ?" le railla Raymond.
Jean l'ignora et se dirigea à la tête du groupe.
"Il s'enfuit le bougre !" dit Raymond, en ricanant, aux pages qui formaient sa petite cour personnelle.
Après quelques minutes de marche, la troupe s'arrêta, les chasseurs se mirent en positions pendant que les chiens et les rabatteurs partaient dans toutes les directions afin de s'assurer qu'un maximum de bête soit prise dans le filet. La mission du rabatteur est de faire autant de bruit que possible afin de déloger les animaux de leurs terriers et les faire fuir en direction des chasseurs.
Alors que tous se mettaient en ligne pour entamer le rabattage, Raymond vint se placer juste à côté de Jean. Avant que ce dernier ne puisse protester, un cor retentit, et la chasse commença. Raymond, Jean et les autres pages commencèrent alors à avancer en tapant les fourrés avec des bâtons et en faisant volontairement du bruit. Comme le rabattage n'était pas particulièrement prenant, et que dans tous les cas il fallait faire du bruit, c'était l'occasion pour les pages d'échanger, se raconter des histoires, ou rêver du jour où ils remporteraient leur premier butin de chasse. D'ordinaire, Jean discutait avec son ami page, Louis, mais cette fois-ci, Raymond en avait décidé autrement. Il commença une discussion à l'apparente attention de son groupe d'adorateur, mais il était évident qu'il souhaitait que Jean entende.
"J'ai, hier, entendu le seigneur mon Père échanger avec un envoyé du Sénéchal au sujet d'une nouvelle altercation qui aurait eu lieu dans les environs de la frontière entre le comté de Maine et le comté de Blois.
- Fourbe de vassaux du Roi de France, quand vont-ils arrêter de nous harceler de la sorte, rétorqua un page.
- Je n'aurai pas dit mieux, néanmoins il semblerait que les soldats de Blois aient décampé à la vue de notre cavalerie, enchaîna Raymond.
- Remarquable ! Il est vrai que nos cavaliers n'ont rien à envier à ceux des français, affirma un autre.
- Tout à fait. Cela nous a permis de remporter la victoire sans blessés, cette fois-ci", lança Raymond en direction de Jean.
Jean serra les dents mais se retint de riposter. Voyant que sa pique n'avait pas eu l'effet escompté, Raymond changea de stratégie.
"Il faut dire que ces échauffourrées nous permettent d'apprécier les vrais chevaliers. Ces temps-ci, certains gagnent le titre de chevalier sans en avoir le mérite. Comme les chevaliers morts à la dernière attaque par exemple" insista ce dernier avec un sourire espiègle.
Cette fois-ci s'en était trop pour Jean. Comment son cousin pouvait parler de telle sorte de son père? Même si Raymond était fils du seigneur, pour Jean cette insulte à la mémoire de son père ne pouvait rester impunie.
Louis, voyant le danger approcher, voulu s'intercaler entre Jean et Raymond, mais c'était trop tard. En une fraction de seconde, Raymond se retrouva au sol, le nez en sang. Jean venait de lui décocher un violent coup de poing. La douleur prit rapidement place à la stupéfaction de Raymond, et ce dernier se mit à hurler en jurant contre Jean. À ces bruits, tous les rabatteurs s'arrêtèrent, et vinrent voir le spectacle.
"Il a frappé le fils du seigneur !"
Tous murmuraient, pendant que quelques pages tentaient vainement de stopper l'afflux de sang qui coulait du nez de Raymond. Toujours furieux mais également dépassé par ce spectacle de son fait, Jean tourna les talons et partit en courant. Louis tenta de l'interpeller, mais Jean l'ignora, continuant sa course effrénée.
L'esprit de Jean était en ébullition. Il venait de frapper le fils du seigneur, son cousin. Il n'en était pas fier, et savait qu'il devrait répondre de ses actes devant son oncle. Son père ne serait pas fier de lui non plus, se dit-il. Mais il n'avait pas pu se retenir, il ne pouvait pas permettre qu'on bafoue la mémoire de son défunt père ainsi. Quoi qu'en pense Raymond, il était mort en se battant pour l'Anjou. Il méritait son titre de chevalier.
Après plusieurs minutes de course effrénée, Jean s'arrêta, transpirant, pour reprendre son souffle. Il se rendit alors compte qu'il avait couru jusqu'au centre ville. Voyant l'église au loin, Jean décida de s'y rendre, espérant y trouver quelques réconforts pour son esprit agité. Lorsqu'il y entra, la fraicheur du lieu le revivifia immédiatement. Un silence absolu y régnait. Seuls quelques bancs rudimentaires, une chaise pour l'abbé et le maître-autel servaient de mobilier. Comme seuls ornements, il y avait deux cierges, une croix et une statue de la Vierge à l'Enfant ainsi que de Saint Joseph. Au fond, à genoux devant le tabernacle, priait un homme d'âge mûr. Il était vêtu d'une simple coule, avec une croix au cou.
En silence, Jean s'approcha du tabernacle, et s'agenouilla près de l'abbé. Les mains jointes et la tête inclinée en signe de dévotion, Jean commença à prier. La prière était pour Jean un lieu de recueillement, loin de tous les tracas de la vie quotidienne. Il pouvait y évoquer tous ses problèmes, ses joies, ses peines et ses attentes, sans craindre de jugements de valeur ou de moqueries. Jean pouvait rester ainsi à prier pendant des heures. Mais aujourd'hui sa prière fut toute particulière, il demanda à Dieu de lui permettre de trouver sa voie. Plus les mois avançaient et moins Jean était à l'aise au château, moins il se trouvait à sa place au milieu de cette foule de page et d'écuyers, qui cherchaient tous ou presque les faveurs de Raymond ou de Denis. Et la mort de son père n'avait qu'exacerbé ce sentiment.
"Quel avenir avons-nous ici, Guillaume et moi ? pensa-t-il. Si nous devenons chevaliers ici, nous devrons rester pour toujours au service d'oncle Foulques, avec tante Isabelle et Raymond."
Rester éternellement une tête de turc était pour Jean une idée insoutenable, mais que pouvait-il bien faire ? Pourquoi avait-il fallu que son père meure ? Jean rumina ainsi un long moment, et le temps passa sans qu'il s'en rende compte. Une voix vint subitement le tirer de sa prière.
"Mon fils ? Vous semblez bien abattu, qu'est-ce qui peut faire pleurer un jeune de votre âge devant un tabernacle ?" dit l'abbé en lui tendant un mouchoir.
En effet, sans que Jean ne le remarque, quelques larmes avaient perlé sur ses joues, probablement à la pensée de son défunt père.
"Ce n'est rien mon père, ce n'est que la tristesse d'un fils devenu orphelin, rétorqua Jean.
- Vous êtes orphelin, mon fils ?
- Oui, nous sommes orphelins mon frère et moi.
- Quel malheur, vous avez un toit j'espère. Je peux vous accueillir ici au besoin.
- Ne vous inquiétez pas, notre oncle nous a recueillis.
- Voilà un brave homme. Est-ce la pensée de feu votre père qui vous met dans cet état ?
- Probablement, je vous avoue que je ne sais plus que penser.
- Vous semblez porter un lourd fardeau, mon fils. Si je puis vous être d'un quelconque secours...
- La sagesse d'un homme d'Église est salvatrice dit-on.
- Cela est sûrement exagéré mon fils, je ne peux rien vous promettre, seul Dieu apporte le Salut."
Jean raconta donc ses tracas, de la mort de son père, jusqu'au soufflet donné à Raymond, l'abbé l'écouta sans sourciller.
"Vous semblez dans une situation bien complexe, toi et ton frère, déclara le pasteur. Malgré toute l'attention du seigneur, vous semblez ne pas être les bienvenues au château. Quelle tristesse que de voir le cœur de nobles gens s'abaisser à de telles vilenies. Que souhaiteriez-vous faire mon fils ?
- Je souhaiterais partir d'ici mon père. Comme vous le dites, nous ne sommes pas les bienvenues et ne le serons jamais.
- Je comprends. Vous n'auriez pas quelques autres proches que vous pourriez rejoindre si le seigneur vous y autorise ?
- Non mon père, le seigneur Foulques est tout ce qui reste de notre famille maintenant.
- Vous pourriez alors peut-être entrer au service d'un autre seigneur d'Anjou ?
- J'ai bien peur que Dame Isabelle ne nous laisse pas partir si simplement, et puis quel seigneur nous accueillerait ? Quittez le service d'un seigneur pour des raisons aussi triviales n'est pas digne d'un futur chevalier.
- Ce que vous dites est vrai mon fils..."
L'abbé s'enferma dans le silence quelques instants. Il semblait réfléchir et hésiter. Après quelques minutes il reprit la parole.
"Il existe un lieu où vous seriez accueillis sans considérations au sujet de votre passé et sans risque de refus. Et cela, même la Dame Isabelle ne pourra vous l'enlever, dit le père avec gravité.
- Où est-ce mon père ? Un tel lieu existe ?
- Oui mon fils, cependant je ne sais si je dois vous en dire plus. Une telle décision ne peut être prise à la légère et sans une réflexion approfondie, car elle est lourde de conséquences.
- Dites-moi mon père, vous avez vu notre situation. Toute solution est bonne à prendre.
- Soit mon fils, mais je veux que vous me promettiez de bien y réfléchir, d'en parler à votre frère et à votre oncle avant de prendre une quelconque décision !
- J'en fais le serment !
- Bien. Il s'agit de la Terre Sainte. Comme vous l'avez peut-être entendu, sa Sainteté le Pape a appelée tous les chevaliers francs à s'allier pour libérer du joug des Arabes les Lieux Saints de Jérusalem. Cela fait maintenant plusieurs années dit-on qu'un Royaume franc s'est établi en Orient afin de défendre ces Saints Lieux. Là-bas, vous seriez accueilli comme page et comme écuyer sans souci. On dit même que la gloire et l'indulgence plénière seront accordées à qui abandonne tout et prend sa Croix. Mais attention mon fils, ce voyage est de ceux dont on ne revient pas. Il vous faudra probablement un an et un chemin semé d'embuche si vous souhaitez vous y rendre. Et l'accord du Sénéchal d'Anjou est nécessaire !"
Jean resta quelques instants silencieux, imaginant ce que pouvait être un tel lieu, où se trouvent réunis et se battent des chevaliers que leur foi a poussée à tout abandonner pour leur Dieu. Fasciné par une telle perspective, Jean se tourna vers l'abbé et dit :
"Mais mon père, comment peut-on tout abandonner pour se lancer dans un voyage potentiellement mortel et dont on ne reviendra pas ?
- Mon fils, notre Seigneur Jésus-Christ a dit, dans l'évangile de Marc, chapitre 10 verset 21 : Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi. Beaucoup voient en la Croisade un moyen de réaliser ses paroles. Elle est bien plus qu'un simple voyage, c'est une démarche de Foi et d'humilité qui permet, pour les cœurs sincères, de se rapprocher du Christ.
- Mais est-ce qu'aller faire la guerre en Orient est vraiment ce que Dieu souhaite ?
- Mon fils, personne ne peut savoir ce que Dieu souhaite. Mais quel est le but d'un chevalier ?
- Défendre les pauvres et les faibles.
- En effet. La Croisade a pour objectif de libérer les lieux saints du joug des Turcs qui martyrisent les pèlerins chrétiens qui se rendent sur le tombeau du Christ. Dieu ne souhaite sûrement pas la guerre, mais la Chrétienté peut-elle rester sans rien faire alors que des hommes la martyrisent d'une telle sorte ?
- Je comprends. En tout cas, mon père, ce que l'on dit est vrai, votre sagesse m'a été d'un grand secours, je vais aller parler de cela à mon frère immédiatement !
- Attention mon fils, souvenez-vous de votre serment.
- Je n'y manquerai pas mon père !"
Jean quitta l'église d'un pas vigoureux, heureux d'avoir enfin une perspective plus rayonnante pour l'avenir.
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