Chapitre 8
Je ne sais plus combien de temps j'ai passé là, assis derrière le comptoir.
Le carnet est devenu inutile. Les noms, désormais, sont réduits à de simples traits, des éclaboussures d'encre sans sens.
Même les objets autour de moi semblent perdre leur définition.
Les murs ne sont plus que des masses grises, les tables et les chaises se fondent dans une brume intérieure, souvenirs mal recollés.
Je lutte. Je me concentre.
Je fixe une cuillère sur le comptoir, la seule chose encore parfaitement nette. Tant que je me souviens d’elle, tant que je peux la décrire — sa courbure, sa froideur, sa rayure au manche — alors tout n’est pas perdu.
Je répète dans ma tête :
"Ceci est mon café."
"Je m'appelle Thomas."
"Je suis ici."
Mais au fond de moi, je sens la réalité glisser comme du sable entre mes doigts. Par moments, je crois entendre des voix ; des chuchotements au-delà des murs, des éclats de rires étouffés.
Je me précipite vers la porte, j'ouvre, et il n’y a rien. Seulement une nuit épaisse, dénuée d’étoiles.
Je tente de me rappeler le visage des gens. Le sourire de Carla. Le rire grave de Gérard.
Mais ils se délitent aussi, leurs traits s’effacent. Ne restent que des silhouettes informes, des ombres qui s’effilochent.
Je suis seul. Seul avec un café qui n'est plus tout à fait un café, sinon l'héritage de ce qu'était le village, bruyant et joyeux. Seul avec des souvenirs qui ne sont plus tout à fait des souvenirs.
À un moment, j’ai vu mon reflet dans la vitre du comptoir, et ce n’était pas vraiment moi. Un vieil homme, hagard, perdu, avec des yeux voilés auxquels se suspendaient des cernes violacées. Un homme qui ne me retournait pas mon regard.
La panique a tenté de m'engloutir, mais je me suis forcé à rester là, assis, à respirer. Je me suis dit que, puisqu'il suffisait d'avancer un pied devant l'autre afin de pouvoir marcher, alors inspirer et expirer me permettrait de continuer à vivre.
Parce que tant que je restais conscient, tant que je me souvenais du café, tant que je me souvenais de mon nom, je n’étais pas perdu.
Alors je me suis remis à écrire, avec une main tremblante, sur une serviette en papier :
"Je suis Thomas."
"Je tiens ce café."
"Je suis ici."
"Je suis ici."
"Je suis ici."
À mesure que les mots s'étiraient sur la feuille, leur sens me paraissait s’éloigner, comme si j’écrivais dans une langue oubliée.
Et dans un dernier sursaut de conscience, je me suis promis que quoi qu’il arrive, je continuerai à me répéter ces souvenirs.
"Thomas. Le café. Le sourire de Carla."
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