Fragment 3

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Petra

On raconte qu’avant, la salle de jeux était une salle de bals. Il n’y avait pas tous ces tapis au sol, suffisamment épais pour qu’on chute sans douleur. Il n’y avait ni console holographique, ni pas de tir, ni tous les cerceaux suspendus avec lesquels on joue au airball.

C’est une salle d’entraînement, une salle de chamaillerie, de chahut, de liberté. Un endroit où, tous les six, on invente les règles qu’on veut ; où il n’y a pas besoin de coller au monde, de faire semblant, de se retenir ; où tous les dons sont beaux.

En voyant Ezra flanquer de gros coups de manopatchs à son adversaire de pixels translucides, on a du mal à imaginer qu’une foule de mondains ait pu danser la valse ou le cha-cha sur ce vieux parquet. Pas plus d’ailleurs qu’à regarder Justine, bien droite sur ses sabots, envoyer trois par trois ses flèches d’acier en plein dans le mille. Les cibles lumineuses clignotent à chaque succès. Clothilde reste un peu en retrait, maquillée et sapée comme si elle sortait d’un de ces films gothiques dont Miss Alie raffole. Ce ne sont pourtant pas son corset et ses jupons bouffants de méchante reine qui l’empêcheraient de recharger à tour de bras le carquois de sa jumelle. Je les envie un peu. Ezra et moi ne sommes pas si proches.

Je m’approche de mon frère pile poil au moment où ses poings mitraillent le torse de son photonme d’adversaire.

— Ez !

Une seconde d’inattention et l’hologramme lui décroche une droite en pleine machoir. Le simulateur ne donne pas de coup mais en rend toutes les sensations. Ezra balance son patch et me fusille du regard.

— Sérieux, Pétra !

Je fais l’air innocent. C’est peine perdue : rien qu’en clignant des yeux, il va capter ce putain de chaos qui me fait crisser des os.

— Oh, toi, t’as pas dormi non plus.

Je fronce les sourcils.

Non plus ?

Ezra m’emmène à l’écart, sur l’un de ces gros coussins qui nous avale dès qu’on s’y vautre et ne veulent plus nous relâcher.

— Qu’est-ce que t’as fait de ta nuit, hein ?

— Ça te r’garde pas, P’tit-rat.

— Me cherche pas, l’Ersatz.

J’ai tort de le provoquer : mon frère maîtrise notre don cent fois mieux que moi. Si j’arrivais à bannir cette putain de frustration, j’aurais au moins pu lui demander conseil. Lui demander comment on se met sur pause et comment on se préserve.

Ezra retire ses lunettes, juste le temps de les nettoyer. Un instant dans le flou lui suffit pour voir clair en moi.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ? demande-t-il.

— T’es idiot ou t’es con ? Je t’ai posé une question il y a deux minutes, merde.

Mon agacement l’amuse comme pas permis. Il ne décrocherait pas un sourire, mais je sens son humeur jusqu’à la pointe de mes oreilles. Il crache enfin le morceau.

— C’est Clothilde. Je lui ai donné une clé. Quelque chose l’angoissait tellement qu’elle l’a utilisée.

— Je pige jamais rien à tes histoires de portes et de clés, Ez, tu devrais le savoir depuis l’temps.

Les sourcils haussés, il me juge sans retenue.

— J’vais essayer de formuler ça avec des mots à ton niveau, d’accord P’tit-rat ? Dans la tête, c’est comme ici, il y a des pièces. Y en a certaines où tu laisses les fenêtres ouvertes et où passent les courant d’air, et d’autres où tu t’enfermes pour ne pas qu’on t’emmerde. Dans un endroit de ma tête, moi, j’ai une énorme porte. Quand j’en ai ras le bol de subir les émotions de tout le monde, je me calfeutre et basta. Et je sais ce que tu te dis, p’tire sœur : « Et si quelqu’un avait besoin de moi pile poil à ce moment-là ? ». Eh bien, c’est là qu’on se sert des clés. Il a des formules qui ouvrent ma porte…

— Sésame, ouvre-toi !

— Oui, un peu à la Ali Baba. Bref, j’ai filé l’une de ces formules à Clothilde et elle a fait appel à moi. Voilà à quoi j’ai passé ma nuit.

Je ravale ma salive. J’ai du mal à penser à quoi que ce soit de plus puissant que Clothilde, ni à aucun super-vilain avec un point faible aussi éclaté que le sien. C’est simple : si Clo a peur, elle clamse. On peut remercier les putains de génies qui ont conçu le méga puzzle qui lui sert d’ADN !

— Pétra. Concentre-toi.

Ez me tape sur les nerfs. C’est facile pour lui. Ses longues oreilles ne mentent pas sur ses talents d’empathe. Les miennes n’ont qu’un minuscule appendice, à peine une petite corne. Je ne lui arriverai jamais à la cheville. Quant au présent, je ne suis pas prête de redécouvrir à quoi ça ressemble, une nuit complète !

— Laisse tomber, je vais taper une sieste.

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