Le temps de l’innocence
En ce temps-là, c'était moi qui était innocent. Innocent des chagrins de la vie, des trahisons humaines, des chagrins inconsolables. Nous avions quinze ans.
Que de souvenirs !
Les fous rires, les discussions endiablées entre gars.
Cette année là, j’étais devenu chef de patrouille, et les deux bandes blanches qui entouraient ma croix de poitrine, étaient ma plus grande fierté. J’avais pu graver sur le bois du staff, mon nom, au dessous de ceux de mes prédécesseurs. Et juste au dessus du mien, celui de mon aîné, Paul.
Avec toute l’ardeur et la flamme de mes quinze ans, je n’avais qu’un rêve, faire de mes deux années de CP les plus inoubliables de toute mon adolescence.
Mais je n’étais pas toujours un bon chef exemplaire. Et si aujourd'hui, nous en rions avec ma sœur, je sais qu’en ce temps là, mes gestes et mes paroles la blessèrent beaucoup.
La patrouille guide où était ma sœur venait d’être recréée après des années d’inactivitée et en début d’année, elles se retrouvèrent un peu livrée à elles-mêmes, avec peu d’expérience.
Oh, je n’en suis pas fier aujourd'hui, mais je ne fis rien pour les aider. Pire, montrant un bien piètre exemple, je me moquais de ces filles qui peinaient à allumer un simple feu de bois.
Et elle arriva un matin dans la patrouille de ma sœur. Les chefs de groupe avaient prévenu de son arrivée et de celle de son frère.
Ce matin là, elle arriva un peu en retard.
Souvent, par simplicité, nous organisions les sorties guides et scouts à peu près au même endroit et aux mêmes horaires pour soulager un peu les parents.
Alors que je jetai des regards moqueurs vers ma sœur qui se débattait avec les allumettes, deux silhouettes attirèrent mon attention.
Frère scout, le soleil dore les tentes...
Un scout et une guide, inconnus, venaient vers nous en chantant. Le garçon, châtain, et écorché au genou, se dirigea vers nous. Ce devait être Philibert, le nouveau que j’attendais avec impatience. Avant de me tendre sa main, il se retourna pour saluer de loin sa sœur qui rejoignait les guides.
Il ne me fallut guère de temps avant de voir que Philibert allait être l’un des meilleurs piliers de ma patrouille.
Son seul défaut à mes yeux pour le moment, était qu’il regardait un peu trop souvent du côté des guides.
Lorsque je lui en fis la remarque, il me regarda d’un air malicieux, avec ses yeux noisettes, et me répondit :
- Permets chef, que je surveille que ma sœur soit à l’aise dans sa nouvelle patrouille. Si tu veux, je te la présenterai, elle est la nouvelle CP des guides, peut-être que vous pourrez échanger sur ce beau rôle qui vous a été confié.
Je ne répondis pas, sa réponse, pleine d’amour fraternel, m’avait blessé, pointant sans qu’il le sache, ma vil façon d’agir avec ma sœur.
Alors, tandis que mes scouts partaient en direction de la piste que je leur avais tracé, je restai un instant à contempler ma sœur, en pleine discussion avec sa nouvelle cheftaine. Ses tresses blondes, d’où sortaient de partout des mèches folles, s’agitaient fougueusement. Elles semblaient plongées dans une grande discussion.
Et c’est alors que son regard croisa le mien.
Un regard doux, qui s’assombrit légèrement à ma vue.
Son nez mutin s’était redressé dans une moue mécontente.
Je battis en retraite sous ce regard scrutateur.
La beauté de ce regard commença dès cet instant, à me hanter.
Mais j’ignorais tout de l’amour.
À quinze ans, je n’avais aucun sentiment pour les filles, préférant consacrer mon énergie à courir les bois.
J’en méprisais presque les jeunes de mon âge qui parlait déjà de grand amour.
Blanche...
Belle Blanche...
Si j’avais su que ce regard ouvrait le livre de notre histoire,
Y aurais-je directement plongé, au lieu de fuir ?
Oh Blanche...
Tu lisais les cœurs mieux que quiconque...
Et tu vis le mien, dénué de tendresse pour ma sœur.
Et ton cœur aimant se révolta.

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