XI — Les vautours du Jutland
[Dimitri] Le grondement du moteur ronge le silence dans l’habitacle.
Dahlia serre le volant à s’en blanchir ses phalanges, fixée sur l’horizon. Elle cligne à peine, les yeux rougis, traversés de veines en feu, crient sous la tension.
Ses iris verts ternissent sous ce ciel gris qui persiste depuis l’enterrement.
Ses cernes de gris et de mauves — vestiges des cauchemars — creusent son visage blafard. Porcelaine prête à se briser.
Je contemple sa déchéance…
Non.
Je ne peux pas la laisser faner maintenant.
— Ça va aller, « Lia.
Elle sursaute. La voiture dévie.
— Je ne suis pas un fantôme, tu sais. Tu ne pourras pas m’éviter éternellement.
Elle redresse la trajectoire.
Son souffle tremble, incertain, douloureux. Ses épaules refusent de céder.
— Je ne sais plus…
Elle se mord l’intérieur de la joue, hésitant à poursuivre.
— Je ne sais plus comment m’y prendre, Dimitri. Tout est devenu si… compliqué.
Ses mots se dissolvent dans le vrombissement. Le testament. Ses tantes. Ses cousines. Mais surtout… lui.
Une tension sourde m’envahit, mais je ne la laisse pas exploser : il ne peut plus l’avoir.
La route cahote, serpente vers le cabinet du notaire, gardien séculaire des affaires Everstein. À quelques kilomètres de Copenhague, les cottages et les champs ternes s’enchaînent, défilent. Trop vite.
Le compteur grimpe. Son regard s’éteint.
— Tu cherches à nous tuer ?
Aucune réponse. La roue mord la ligne. Ses yeux reflètent mes propres abysses.
Je frémis, troublé, soudain mal à l’aise.
Elle n’est pas brisée — pas tout à fait. C’est nous qui le sommes.
Et j’aurais pu pleurer… si seulement j’en étais capable.
Enfin, elle ralentit. Le chemin de terre s’ouvre devant nous. Au bout, deux voitures garées et deux silhouettes guettent à travers les fenêtres du rez-de-chaussée : Astrid et Tyra. Les vautours.
Elle aura besoin de moi pour cette guerre. Même si elle feint l’indifférence, elle porte encore la couleur du deuil.
Ses doigts tremblent quand elle coupe le moteur. L’ombre de la bâtisse l’écrase.
— Elle est comme ce jour-là, murmure-t-elle.
C’est vrai.
Les vignes rampent sur la façade, veines obscures. Les pierres suintent une rouille asséchée. Les volets s’effritent comme une peau malade. Une réponse aux nombres de tragédies dont ce cabinet a été témoin. Elle est comme dans mes souvenirs. Même après vingt ans.
— La dernière fois que je suis venue, c’était après la mort de mamie…
Elle n’avait que huit ans.
Normalement, on épargne les enfants, on les protège de la froide mécanique des testaments. Mais Dahlia n’y échappa pas.
Elle avait peur. Cette grande maison, sa plaque dorée : Notarkontor Mørk. Une bâtisse presque aussi sinistre que l’Everstein Herregård.
Elle ne savait pas ce que cela signifiait. Elle ne comprenait pas où elle était, ni pourquoi. Tout ce qu’elle avait, c’était un nom, prononcé par les adultes comme celui d’un sauveur : Soren.
Qui était-ce ?
Sa mère ne la regardait même pas. Elle marchait vite sur le gravier de l’allée, tirant Dahlia derrière elle comme un fardeau encombrant. Les plaintes de sa fille s’écrasaient contre son silence obstiné, tandis qu’elle avançait, mécanique, vers la demeure du notaire.
Soren Mørk les attendait sur le seuil, figé dans son élégant costume trois-pièces gris clair.
Il les avait salués poliment, sans chaleur, avant de les inviter dans le bureau.
Astrid et Tyra étaient déjà là, sans leurs enfants. Liv lâcha sa fille au milieu de la fosse ; l’arène de la guerre d’héritage. Dahlia, seule, vulnérable, entre les feux de la sororité qui se jaugeaient en chien de faïence.
Soren contourna son imposant bureau en bois massif. Au centre reposait une enveloppe cachetée.
Liv prit place aux côtés de Tyra. Dahlia, elle, fut reléguée dans un petit fauteuil, coincé dans l’ombre de l’angle.
Le protocole juridique imposant son silence.
Le cachet brisé, Soren lut, ses yeux courant sur les lignes, analysant les dernières volontés de Margrethe Theodora Everstein. Sourcils froncés. Lèvres pincées.
Il releva la tête. Son regard effleura les trois sœurs, lentement. Il redoutait ses propres paroles. Parce qu’il savait. Ce qu’il tenait là, entre ses doigts, une bombe dactylographique. Celle qui les diviserait. Celle qui briserait les Everstein.
Après cette journée, Astrid avait pris la fuite, abandonnant Liv et son héritage maudit.
Dahlia descend de la voiture, coiffe ses cheveux emmêlés par le trajet. Plutôt une vaine tentative pour chasser le passé, sournois, qui exploite les brèches ouvertes par cet endroit. Margrethe. Liv. Mère et fille.
Astrid est convaincue que le sang et la terre liés à leur nom sont maudits. Ce sont ces superstitions qui l’on poussait à partir. Pas seulement le fait de n’avoir presque rien reçu lors de la distribution des legs.
J’emboîte le pas de Dahlia dans l’allée. Mais elle s’arrête devant la plaque dorée, un éclat trop parfait en comparaison du reste.
— Comme le reste du Danemark : intemporelle, ajoute-t-elle, pensive.
Notarkontor Mørk. Des mots qu’elle n’avait pas compris à l’époque.
« Cabinet notarial Mørk ».
— Ça va aller, Dahlia. Je ne quitte plus, je serais toujours là pour toi.
Un éclat illumine son regard, fugace, et s’éteint aussitôt. Une ombre au fond des pupilles : celle des réminiscences de la trahison portée par mes paroles.
J’inspire l’air frais de la matinée en fixant la grande double porte, n’osant plus affronter la force de ses ressentiments.
— Je ne m’excuserais jamais assez : mais je suis désolé, ‘Lia…
Mensonge.
Mais elle en a besoin. Elle doit y croire, pour que je reste. Pour que tout redevienne comme avant.
Elle et moi.
Nous.
La porte s’ouvre. Un Soren, plus âgé, des cheveux grisonnants… Mais son costume, lui, est le même qu’il y a vingt ans, comme si le temps l’avait épargné.
— Vous avez bien grandi, Mademoiselle Everstein, dit-il poliment.
Ses lèvres esquissent un rictus qui n’atteint pas ses yeux. Il l’invite à entrer et à le suivre jusqu’au bureau.
Tyra et Astrid sont assises à gauche. Anna, la plus âgée des cousines de Dahlia, regarde par la fenêtre, l’air ailleurs. Quant à Johanna, sa cadette, elle tient un bébé endormi dans ses bras. Elle ne relève les yeux de son protégé que lorsque Dahlia passe la porte. Au fond, Erik est adossé à la bibliothèque qui couvre le mur.
Il ne la quitte pas des yeux, mais Dahlia s’efforce de ne pas regarder son cousin. Ses yeux papillonnent et accrochent les moindres détails de la pièce.
C’est la première fois que toute la famille, ou presque, est réunie sous le même toit. Dahlia semble inconfortable, mais finit par prendre place sur le même fauteuil que dans son enfance, à l’écart.
Soren Mørk referme la porte avant de prendre place devant l’enveloppe cachetée : les dernières paroles de Liv Margrethe Everstein. Une femme solitaire, mystérieuse, rongée par la démence. Personne n’avait vu une tragédie dans le suicide de Liv.
La jambe de Dahlia se met à bouger distraitement. Elle aimerait être n’importe où ailleurs en cet instant. Elle prie pour que Soren se dépêche dans la lecture du testament, que ces évènements ne soient plus qu’un lointain souvenir. Qu’elle puisse rentrer à Paris, se concentrer sur la peinture et l’exposition à venir.
Pourtant, Soren reste silencieux.
Les secondes s’étirent au rythme du tic-tac d’une vieille horloge suspendue. Il s’éclaircit la gorge. Le bébé pleure. Dahlia se crispe, poings serrés sur ses genoux.
— Conformément aux dernières volontés de Madame Liv Margrethe Everstein, il est stipulé et ordonné que le titre de propriété afférent au domaine Everstein Herregård soit transféré à sa fille, Madame Dahlia Everstein. Il est en outre attribué à ses sœurs, Mesdames Astrid Solveig Everstein et Tyra Elin Everstein, les capitaux générés par la cession desdites œuvres picturales, ainsi que l’ensemble des droits d’exploitation et droits d’auteur y afférents, leur permettant d’en disposer post-mortem conformément à la législation en vigueur, conclut-il en anglais pour que nous puissions tous comprendre.
L’aînée des sœurs se lève. Ses talons claquent en rythme monocorde sur le carrelage, s’arrêtant devant Dahlia, qui demeure sous le choc.
— C’était pareil, après la mort de Margrethe. Liv nous a volés. Telle mère, telle fille, crache-t-elle avec un accent prononcé.
— Si vous voulez contester le testament, vous le pouvez, si vous…
Elle l’interrompt d’un revers de main. Ses grosses bagues résonnent entre les murs de ce bureau devenu trop étroit.
— Je ne veux pas de ce château maudit. Seule la Mort attend ceux qui en franchisse le seuil, avertit-elle, le regard tranchant.
Une menace ?
Ou l’écho de ses croyances ?
Dahlia, qui ne pensait qu’à son départ jusqu’à présent, doit faire face à son héritage. Elle pourrait simplement refuser, mais au fond d’elle, elle le sent. Everstein Herregård et ses fantômes l’appellent.
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