Un dernier pour la route

de Image de profil de Pierre SauvagePierre Sauvage

Avec le soutien de  korinne, Caiuspupus, Mick, Cyberpoète 
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Image de couverture de Un dernier pour la route

Celle-là, je l’ai pas sentie venir.

Je les avais toutes faites, qu’ils me disaient, les copains. Moi, je m’en moquais un peu, pour être honnête. Ce qui était important, c’était surtout que j’avais réussi à m’en tirer à chaque fois, sans me faire estropier ou défigurer comme d’autres camarades. Attention, hein, je suis pas un fous-le-camp, une filoche, moi ! Pas une tête brûlée non plus, c’est sûr, mais on m’aimait bien. Et on avait même reconnu ma bravoure. Ma bravoure. J’t’en foutrais, moi, de la bravoure !

On est arrivés sur place il y a trois jours. Il fait froid en ce moment, mais depuis quelque temps, on a de la chance, on est pas trop mal équipés, et la popote est presque chaude. Et moins moisie qu’avant. Les Ardennes, c’est pas un coin du tonnerre, je vous le dis. C’est gris. C’est humide. Il ne reste plus grand-chose de la forêt d’avant. Pourquoi ils s’accrochent encore à ce coin misérable, les pointus, j’en sais trop rien. Une histoire d’honneur, peut-être.

On nous a dit qu’il fallait qu’on traverse la rivière.

Alors on a traversé la rivière. En pleine nuit, et sur des planches posées par le génie sur les gravats des écluses détruites. Il y avait un brouillard à pas y voir à deux mètres. Une chance pour nous, mais fallait bien viser des godillots si on voulait pas finir le cul dans l’eau glacée.

On a bien essuyé quelques tirs, mais ceux d’en face faisaient plus ça pour le principe qu’autre chose. Ils pensaient pas qu’on était en train de se pointer vers eux et qu’on allait les cueillir le lendemain matin. On priait tous un peu, pas forcément le bon Dieu et tous ses saints, mais on priait. Pour que le brouillard reste là. Pour que les artillards ne soient pas pris d’une envie de faire péter le coin. Ou pour que personne n’éternue trop fort.

Mais on l’a fait, nom d’un chien ! On l’a fait !

Mais on a été les seuls.

Sept cents guignols qui poireautent sur la rive droite pendant que le reste était de l’autre côté. Pas de chance, hein ?

On m’a dit que le général s'était levé avec les poules, ce matin là. À cinq heures trente pétantes, il était là, avec sa jolie vareuse, son képi et ses grandes moustaches. Il était jouasse, le vieux. Excité comme un jeune premier à son bal de promotion. Les légumes, ils sont toujours comme ça avant que ça chauffe. Du coup, ça l’a énervé, notre lieutenant. Quand le galonné s’est exclamé qu’il fallait qu’on en descende le plus possible, il l’a regardé droit dans les mirettes, et il lui a sorti : « Ave, Boichut, morituri te salutant ! » Ça nous a fait poiler tout le reste de la nuit !

Après, ça a été moins jouasse. Le jour est arrivé, la brume s’est levée, et ça a fauché sec.

On s’est enterrés, comme des rats. Une question d’habitude. Des années à pelleter de la boue, ça vous fait des terrassiers d'enfer. On s’est même pris une chiée de contre-attaque. Ils ont tout balancé, ces fumiers ! Ça volait dans tous les sens, et les copains, de l’autre côté, arrivaient pas à nous rejoindre pour nous aider.

Je sais pas trop comment on a tenu. Trois fois, ils nous ont chargés. Et trois fois on les a repoussés. Dans l’après-midi, les nôtres se sont mis à asperger ceux d’en face. Les soixante-quinze et les cent cinquante-cinq faisaient des merveilles. Ça tombait comme à Gravelotte, auraient dit les anciens de 70. Du coup, la soirée a été plus calme. On a pu compter nos morts et soigner nos blessés. On avait quand même bien ramassé.

Pendant la nuit, ça a été un Quatorze Juillet juste pour nos pommes. C’est pas compliqué, ça pétait dans tous les sens. On rentrait la tête dans les épaules, on tenait nos casques, et on priait pour que notre trou ne soit pas élargi par un obus.

Je voyais un bout de la voie ferrée devant moi. Derrière, c’était la Meuse. Je revivais les grands moments. Ces batailles qui nous rendaient sourds des jours entiers, où la chair à canon volait dans tous les sens. À vous donner l’impression de vous prendre un bain d’entrailles.

Et ce matin, la rumeur a commencé à circuler entre nous. On disait que ça serait bientôt fini. En même temps, comme on le disait depuis des jours déjà, on n’y croyait plus vraiment. Et puis vers huit heures et demie, ça a été officiel. C’était fini. Dans quelques heures, plus un coup de feu ne serait tiré. Mais en attendant, ça mitraillait encore des deux côtés.

C’est là que le capitaine m’a appelé.

— Augustin, qu’il m’a dit. Porte ce message aux gars. Qu’ils se reculent pour la soupe.

La soupe. Ça allait être notre première soupe de paix. Quel goût ça a une soupe de paix ? Probablement la même que celle d’hier, je me suis dit. Mais pour moi, elle allait avoir une saveur particulière. Celle de ma Lozère. Celle de mes bêtes que j’allais finalement peut-être bientôt retrouver. J’y pensais même plus, à mes bêtes. Elles étaient peut-être toutes mortes à l’heure qu’il était. J’avais pas de femme ou de fiancée à la maison, alors elles étaient tout ce que j’aimais. C’est un peu couillon, je sais, mais c’est comme ça.

Alors, j’ai salué le capitaine.

Je me suis levé, j’ai couru le long de la Meuse pour apporter la bonne nouvelle aux copains.

Et ma tête a éclaté.

Une balle, en plein dans la caboche.

C’est con, quand même, vous trouvez pas ?

Je me suis effondré sur la rive humide de la rivière.

J’ai pas eu le temps d’avoir mal.

Et j’ai même pas eu le temps de penser à mes bêtes.

C’est Octave, le clairon, qui m'a retrouvé, avec André, l’autre agent de liaison. Je les voyais s'activer au dessus de mon corps, de là où je me tenais à présent.

À peine cinq minutes plus tard, le capitaine, il a demandé à Octave de sonner le cessez-le-feu. Mais Octave, il a répondu qu’il s’en souvenait plus, que la dernière fois qu’il l’avait sonné, c’était en 1911, au champ de tir. Alors, le capitaine, il a sifflé l’air. Et Octave, il l’a repris. Et tout le monde s’est levé.

Il était onze heures. C’était la fin de la guerre.

Mais moi j’étais allongé par terre, de la bouillie à la place de la cervelle.

Je m’appelais Augustin Joseph Louis Victorin Trebuchon.

J’avais quarante ans, premier jus affecté à la 9ème compagnie du 3ème bataillon du 415ème régiment d’infanterie.

Et j’avais été le der des der.

TragédieHistoriqueChronique
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Table des matières

En réponse au défi

BRADBURY CHALLENGE 2017-2018 semaine 9/52

Lancé par Nicolas Raviere

Bonjour à toutes et tous !

Reprenant le principe d'écrire une nouvelle par semaine, et ce sur une durée d'un mois, renouvelable pendant un an, nous vous proposons le défi de cette semaine !

— rédiger une courte nouvelle, avec ou sans chute , 1300 mots maximum (soit moins de 5 minutes de lecture) ;
— durée 7 jours, vous postez quand vous voulez jusqu'au septième jour inclus ;
— date de cette semaine (7jours) : du lundi 6 novembre au dimanche 12 novembre 2017 inclus ;
— sujet : libre !

Soyez heureux.ses, créatifs.ves et motivés.es,

Pour en discuter toutes et tous ensemble, bienvenue là :
https://www.scribay.com/talks/17270/bradbury-challenge-2017--2018-vous-etes-toujours-la--

Pour accéder à toutes les nouvelles depuis le lancement rendez-vous là :
https://www.scribay.com/author/727823185/nouvelles--rbradbury--2017---2018

Bonne écriture, et à très vite,

Toute l'équipe !

Commentaires & Discussions

Un dernier pour la routeChapitre19 messages | 5 ans

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