Anna n’avait pas vraiment prévu d’aller en Irlande. Ce genre de départs ne se prévoient pas : ils s’imposent.

Cela faisait trois mois qu’elle dormait mal, qu’elle survivait dans son petit studio parisien entre des silences trop lourds et des souvenirs trop bruyants. Trois mois depuis que Pauline, sa sœur aînée, s’était effacée de sa vie sans prévenir. Pas de mot. Pas d’explication. Juste une chambre vide et des photos qu’elle ne pouvait plus regarder.

Alors elle avait cliqué, presque au hasard, sur un site de location saisonnière. Un cottage au bord d’un lac, perdu dans les paysages du Connemara. Pas cher. Pas de réseau. Parfait.

Elle avait réservé sans réfléchir, bouclé une valise à moitié pleine, pris son passeport et son carnet noir — celui où elle notait tout ce qu’elle n’osait pas dire.

Le vol pour Shannon avait été court, le bus jusqu’à Galway interminable, et la route jusqu’à Leenane semblait arrachée d’un autre monde. Des montagnes sombres, pelées, déchiquetées par le vent. Des moutons en liberté. Des pierres comme des os dans la terre. Et ce ciel immense, changeant, presque vivant.

Quand le taxi s’arrêta devant le cottage, Anna hésita une seconde à en descendre.

La bâtisse était basse, en pierre grise, couverte de mousse. Une barrière en bois grinçait doucement sous la brise. Le lac s’étendait juste derrière, noir comme un miroir fendu. Pas un bruit. Pas une âme.

Parfait, pensa-t-elle. Horriblement parfait.

Elle posa sa valise dans l’entrée, fit le tour de la pièce principale — un salon-cuisine modeste, un vieux fauteuil, une cheminée éteinte. Tout sentait l’humidité, mais aussi quelque chose d’ancien, de stable. Une maison où rien ne changeait.

Elle s’assit, ouvrit son carnet.

Et resta là, à fixer la page blanche.