Chapitre 33
Yanis
Je franchis l'entrée de la salle d'attente des urgences en trombe.
Quand Hana m'a appelé pour m'indiquer que Reda avait été transporté à l'hôpital, j'ai d'abord cru à une plaisanterie. Mais en écoutant sa voix, j'ai rapidement compris que ça n'en était pas une du tout, alors j'ai rappliqué ici aussi vite que possible.
Je tente alors de repérer ma petite sœur parmi la foule, malgré les regards hostiles de certains patients, – qui n'ont probablement pas apprécié mon arrivée fracassante –, et je ne tarde pas à la retrouver.
Hana est assise au bout d'une des rangées, les genoux repliés sur sa poitrine, la tête adossée contre un pillier. Elle ne m'a pas encore aperçu, alors je décide de la rejoindre en premier.
- Hana ! je m'écrie.
Elle relève la tête spontanément, surprise, avant de pousser un soupir.
- Yanis, c'est toi...
Il ne me faut pas plus d'une seconde pour remarquer ses yeux rouges encore embrumés de larmes. Et vu la noirceur de ses cernes sous-jacents, je devine qu'elle attend là depuis plutôt longtemps. Alors sans même m'en rendre compte, je m'empresse de la prendre dans mes bras.
- Yanis... murmure-t-elle alors, avant de me rendre mon étreinte.
- Ça va aller, Hana... Il va s'en sortir...
J'essaie de la cajoler délicatement pour l'apaiser, mais ses membres continuent de trembler.
- Tu n'en sais rien...
Elle se met alors à agripper mon haut fermement, avant d'ajouter :
- Les médecins ont dit qu'il était gravement blessé... et que l'opération serait compliquée...
- Et alors ?
Je m'écarte d'un pas pour redresser son menton.
- Compliqué ne veut pas dire impossible, à ce que je sache.
Elle me fixe, silencieuse.
- Et de toute façon, les médecins restent des humains, Hana.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Ce que je veux dire, c'est que leurs paroles ne sont pas à prendre pour acquises.
Elle continue d'acquiescer en silence, mais je comprends à son expression qu'elle reste sceptique face à mes propos. Je décide alors d'opter pour une toute autre méthode et j'attrape vivement un bout de son voile.
- Mais qu'est-ce que tu fais ? me questionne-t-elle, les sourcils froncés.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Quoi ?
- Qu'est-ce que c'est ? je répète.
L'espace d'un instant, elle me lance alors un regard consterné, avant de finir par répondre :
- Mon voile.
- Mais encore ?
- Quoi ? Mais tu es débile ou quoi ?
Je lui enfonce un doigt dans les côtes pour la corriger.
- Aïe ! Hé !
Je laisse alors échapper un ricanement, avant de revenir à la charge :
- Qu'est-ce que ce voile représente pour toi, Hana ? C'est ça, ma question.
- Oh.
Elle se pince alors l'arête du nez pour réfléchir un instant, avant de relever la tête :
- Un signe de ma religion ?
J'opine du chef.
- Mais encore ?
- Euh... un acte d'obéissance envers Dieu ?
- Exactement !
Je lui assène un regard approbateur, fier de sa réponse, tandis qu'elle continue de me fixer de ses yeux ronds.
- Tu portes ce voile au quotidien, Hana.
- Euh oui...
- Tu le fais pour Dieu, parce que tu sais que s'Il te l'a imposé malgré son lot de difficultés, c'est pour ton bien, n'est-ce pas ?
Son visage se desserre légèrement.
- Oui...
- Alors aie confiance en Lui.
- Quoi ?
- Aie confiance en ses décisions. Si Reda s'est retrouvé hospitalisé ici, ce n'est pas sans raison. Si Allah nous a soumis à cette épreuve, ce n'est pas sans raison.
- Yanis...
- Il est seulement encore trop tôt pour nous pour en déceler la sagesse. Mais nous ne devons pas remettre en question la destinée, Hana. Tout ce que nous devons faire, pour le moment, c'est invoquer. Et Le prier pour que Reda s'en sorte.
Cette fois, Hana ne répond pas.
Elle se contente de me sonder, avant de laisser ses larmes perler de nouveau sur ses joues.
- Tu as raison... murmure-t-elle en les balayant d'un revers de la manche.
- J'ai toujours raison, non ?
- Permets-moi d'en douter... rétorque-t-elle en gloussant.
Pour être honnête, je ne suis pas aussi serein que ce que je veux faire croire à Hana. En tant qu'ainé, j'essaie simplement de me montrer fort devant elle. Mais en réalité, je bous intérieurement. La perspective d'avoir quitté Reda dans de telles conditions, après notre altercation, et de le retrouver au bloc d'opération, sans savoir si je pourrai le revoir à nouveau, me donne juste envie d'exploser. Je regrette amèrement de ne pas avoir été capable de mettre ma fierté de côté et de ne pas lui avoir donné l'occasion de s'expliquer. Et je sais que s'il ne s'en sort pas, je ne me le pardonnerai absolument jamais. Alors je me contente d'invoquer et de prier. Et si je peux réussir à inciter ma cadette à faire de même, j'imagine que c'est encore mieux. Après tout, c'est bien la dernière chose que je peux encore lui accorder.
* * *
- Où est-ce qu'il est ?!
La voix stridente d'une femme m'arrache brutalement de mon sommeil.
J'attrape mon téléphone pour vérifier l'heure, et je réalise alors que je me suis assoupi pendant plus de deux heures. J'incline alors ma tête sur le côté pour remarquer que Hana aussi. Elle est recroquevillée sur son siège, le pouce près des lèvres, identique à un bébé. Et je crois que si je n'étais pas aussi stressé à l'idée du sort de Reda, je me serais empressé de l'immortaliser.
- Je vous ai posé une question ! hurle de nouveau la femme qui m'a réveillé.
Je me redresse légèrement sur mon dossier pour la distinguer, tout en clignant plusieurs fois des paupières pour tenter de recouvrir une vue à peu près normale. Plantée sur ses escarpins rouge vif, elle passe sa main dans sa longue chevelure blond platine, tout en toisant l'infirmier qui essaie tant bien que mal de la calmer, mais qui semble malgré tout très intimidé.
- Je vous ai dit qu'il fallait suivre la procédure... bredouille-t-il.
- Et moi, je vous ai posé une question à laquelle vous n'avez toujours pas répondu !
Je déglutis discrètement.
Je crois que je n'aurais vraiment pas aimé être à la place de ce soignant.
- Qu'est-ce que c'est que ce boucan... ? marmonne Hana en émergeant à son tour de sa sieste.
- Je te laisse constater, je lui rétorque alors en lui intimant d'observer.
Elle prend le temps de s'essuyer les yeux, avant de les plisser pour mieux obtempérer.
- Cette femme... s'exclame-elle alors.
- Oui, elle est vraiment tarée... je crois que je plains même la victime qu'elle attend.
- Oh mon dieu, mais je la reconnais !
- Quoi ?
- C'est Véronika ! Elle vient pour Reda !
Quoi ?!
Sur ces mots, Hana s'empresse de se relever de son siège pour la rejoindre. Décontenancé, j'effectue alors spontanément le même mouvement avant de lui emboîter le pas.
- Hana, attends-moi ! je lui intime dans la foulée.
- Véronika ! hurle alors Hana.
Lorsque la blonde la voit, elle s'empresse alors de la prendre dans ses bras, comme si elles se connaissaient depuis longtemps.
- Hana ! lui susurre-t-elle en prenant son visage dans ses mains, visiblement soulagée.
- Véronika... mais qu'est-ce que vous faites là ?
- Oh, Hana...
Elle s'écarte alors d'un pas pour se montrer conciliante, avant de croiser les bras.
- En tant que personne de confiance, l'hôpital m'a instantanément appelée pour m'informer de la situation de Reda...
- Oh...
- J'ai accouru aussi vite que possible, mais je devais d'abord fermer la boutique... alors j'ai eu un peu de retard...
- Je comprends parfaitement...
- Mais bref, ce n'est pas le sujet...
Elle se tourne alors vers moi, avant de laisser échapper un cri de surprise.
- Oh, tu dois être Yanis !
Quoi ?
- Reda ne fait que de me parler de toi... je suis contente de te rencontrer enfin !
Mes joues s'empourprent instantanément.
Je ne sais pas du tout qui est cette femme, mais je devine qu'elle est proche de Reda.
- C'était la nourrice de Reda... me murmure alors Hana en constatant mon incompréhension.
Oh.
Tout s'explique, maintenant.
- Enchanté aussi... je lui réponds alors, un peu intimidé.
Elle me décoche un sourire discret avant de reporter son attention sur Hana.
- D'ailleurs Hana, tu tombes bien, j'ai besoin de ton aide !
- Quoi ?
- J'aimerais que tu expliques à cet incapable que je suis légitime à recevoir des informations sur la situation de Reda !
La blonde se retourne alors en direction de l'infirmier, mais ce dernier a soudainement disparu de son champ de vision.
- Quoi ?! Mais où est-ce que cet abruti est passé ?!
Je ne peux m'empêcher de réprimer un rire nerveux.
L'infirmier a dû profiter de l'inattention de Véronika pour s'éclipser en douce.
Et même si ça m'ennuie de l'admettre, je ne peux pas vraiment affirmer que je ne lui donne pas raison.
- Oh mon dieu, mais quel bon à rien !
- C'est normal, Véronika... tente néanmoins de tempérer ma cadette.
- Quoi ?! Comment ça, c'est normal ?!
Oups.
Je crois que Hana vient également de s'attirer ses foudres sans le savoir.
Cette dernière lève alors les mains en l'air, en signe de reddition.
- Non... ce que je veux dire, c'est qu'il faut d'abord s'enregistrer au guichet...
- Oh.
Véronika semble alors instantanément soulagée.
- Alors pourquoi est-ce que cet incapable ne me l'a pas dit ?
Elle a beau être âgée, cette femme semble vraiment bornée.
Ce n'est pas comme si l'infirmier avait tenté trois frois de lui proposer de se référer à la procédure.
- Ce n'est pas grave, laissez tomber... s'exclame alors Hana. J'ai accompagné Reda pendant le trajet, alors je vais pouvoir tout vous expliquer...
Je reporte alors soudainement mon attention sur ma petite soeur, et je me mets à écouter toute son explication attentivement.
* * *
Lorsque Hana achève son récit, je serre les poings le long de mon corps.
Je savais que Reda souhaitait vraiment m'aider dans cette affaire avec Naïm, mais je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse rester aussi borné, malgré tout ce que je lui ai lâché. De la culpabilité, mêlée à de la rage, s'instillent en moi, et je n'ai à présent qu'une envie, c'est de m'empresser de le retrouver pour m'excuser. M'excuser pour la dureté des mots que j'ai employés, le bon soupçon que je n'ai pas été capable de lui accorder, la peine que je lui ai probablement infligé. Et surtout, m'excuser de ne pas avoir été capable de l'accepter. Accepter qu'il avait le droit d'avoir des sentiments pour Hana. Et que ça ne voulait pas dire qu'elle allait en souffrir.
Au contraire.
Après tout, Reda a pris une balle pour moi.
Il est actuellement entre la vie et la mort à cause de moi.
Alors comment en tant que meilleur ami, mais surtout en tant qu'ainé, je peux encore douter de sa sincérité ? À qui d'autre est-ce que je serais capable de confier ma petite sœur et faire confiance pour la protéger, si ce n'est à lui ?
J'ai pris le problème à l'envers, et je le regrette amèrement.
Si seulement je pouvais retourner en arrière.
Je n'aurais alors pas exprimé de telles atrocités à Reda, il ne se serait pas rendu seul à la rencontre de Naïm, et il ne passerait pas sous le bistouri à l'heure qu'il est. Tout est de ma faute, et je donnerais absolument n'importe quoi pour me racheter.
- Excusez-moi...
La voix éraillée d'un homme âgé me tire de mes pensées.
- Je suis le chirurgien de Monsieur Belarbi...
- Quoi ?
Sur ces mots, Véronika, Hana et moi nous empressons de nous redresser.
- Est-ce qu'il va bien ? questionne alors la blonde, visiblement affolée.
Mais le chirurgien ne répond pas tout de suite.
Il nous sonde minutieusement de son regard, un à un, comme s'il cherchait à savoir ce que chacun de nous représentait pour Reda, et si nous étions légitimes à recevoir ses informations.
Une minute de silence s'écoule alors, installant dans la pièce une ambiance particulièrement pesante, et rendant l'attente de sa réponse absolument insoutenable, lorsqu'il finit enfin par acquiescer :
- Oui, l'opération s'est plutôt bien passée...
Oh mon dieu.
Al Hamdullilah.
Je laisse échapper un profond soupir de soulagement.
- Où est-ce qu'on peut le voir ?! s'impatiente néanmoins Véronika.
Le chirurgien prend alors le temps de replacer ses lunettes rondes sur l'arête de son nez, avant de rétorquer :
- Il est actuellement en salle de réveil. Mais il est encore assez fragile pour recevoir beaucoup de visite, alors merci de...
Il n'a alors pas le temps d'achever sa phrase que Véronika et Hana s'empressent de détaler en direction de sa chambre.
- ... vous y rendre un par un, termine-t-il alors.
Il pousse un léger soupir de frustration, avant d'ajouter en grognant :
- Décidément ces femmes... aucune reconnaissance.
- Je ferai passer l'info, je lui réplique alors pour tenter de tempérer.
Mais il se contente de hausser les épaules nonchalamment et de me tourner le dos.
J'en profite alors pour rejoindre les filles à l'entrée de la salle de réveil, la gorge néamoins serrée malgré moi.
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