La fête de l'oubli
Hōru Arekusandà
Elle vivait dans une France qui n'avait plus grand-chose de douce. Là où jadis les places sentaient la lavande et le pain chaud, il ne restait que des files d'attente, des regards vides et des vitrines désertées.
Léna travaillait dans un centre d'accueil saturé, où les visages se succédaient, tous marqués par le même abandon. Elle connaissait certains prénoms, certaines histoires. D’autres s’effaçaient aussitôt, comme des silhouettes dans la buée. Le matin, pour tenir, elle fredonnait un chant ancien que lui chantait sa grand-mère : un air breton sans paroles, juste la mélodie — comme une racine qu’on serre au fond du cœur.
Ce jour-là, la ville préparait sa fête nationale. Drapeaux aux balcons, discours vidés de sens, feux d’artifice payés à crédit. Les enfants avaient repeint les murs de l'école avec des étoiles rouges et bleues. L’ambiance était faussement joyeuse, comme un bal masqué au bord du gouffre. Les passants affichaient des sourires par réflexe. Personne n’avait vraiment le cœur à célébrer.
Mais Léna avait une idée. Une idée minuscule, presque inaudible. Une étincelle dans le noir. Elle avait imprimé une centaine de tracts avec une question simple :
"Si vous aviez vraiment le droit de choisir, referiez-vous la même vie ?"
Elle les glissa dans les sacs, les casiers, les boîtes aux lettres. Pas pour provoquer. Pour secouer. Pour rappeler que penser est encore un acte vivant. Elle agissait seule, mais elle ne se sentait pas seule. Il y avait en elle cette impression étrange que d’autres aussi, ailleurs, pensaient la même chose — sans jamais oser l’écrire.
Le soir, alors que la foule applaudissait les feux dans le ciel, elle marcha vers la Seine. Sur le pont Mirabeau, un petit attroupement silencieux lisait ses mots. Des regards étonnés, quelques murmures. Rien de bruyant. Juste une tension nouvelle, suspendue.
Quelqu’un murmura :
— Ce n’est pas un pamphlet. C’est un réveil.
Un autre ajouta :
— On a oublié que la révolution commence souvent par une simple question.
Puis un homme en costume s’avança. Il portait une oreillette. Il montrait un badge.
— Madame, vous êtes attendue.
Léna pâlit.
Ce n’était pas une mise en scène.
Elle crut à une convocation. Puis à un malentendu. Puis à rien du tout.
Le lendemain matin, les tracts avaient disparu.
Les caméras de la ville ? Rien.
Aucune image. Aucun son. Juste une affichette neuve sur la porte du centre d’accueil :
La pensée spontanée nuit à la cohésion. Merci de rester aligné.
Personne ne se souvenait avoir lu quoi que ce soit.
Même pas elle.
Ou du moins, c’est ce qu’elle dut répondre quand on lui posa la question.
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